Loin des backrooms et des idéologies, l’oeuvre d’Alain Guiraudie se déploie souvent en plein air, l’esprit clairement fixé sur les corps, gros, moches, splendides, minces, musclés, s’éparpillant autour de lacs, le long des routes, dans des chambres d’hôtels, et s’adonnant à la conversation et à la baise de façon similaire, très attentivement. L’incroyable précision de ses films favorise l’émergence d’une certaine rigueur de la beauté, mais tout cela très librement, sans peine, sans chichis, une succession de plans picturaux faisant par ailleurs histoire, avec comme principal personnage le lieu, qu’il soit traité dans son unité, comme dans L’Inconnu du lac (2013), ou dans une diversité complémentaire – appartement, ferme, pâturage, ville – comme dans son dernier opus, Rester vertical.
Ce jour-là, début juillet, nous étions à la veille du match Allemagne-France de l’euro 2016, et Alain Guiraudie attendait les journalistes chez son attachée de presse. Aucune tension dans l’air, aucune mention du ballon rond, rien qui présageait une demi-finale symbolique entre deux pays s’étant affrontés pendant plusieurs guerres, et dont les matchs avaient toujours ce petit parfum belliqueux qu’on veut taire, cette saveur de haine plus forte que l’amitié, où la figure de l’aboyeur nazi s’invitera toujours dans l’image d’un joueur germanique pestant sur l’adversaire, ou défonçant sa gueule, comme Schumacher le fit à Battiston en 1982. Après le printemps merdique, il faisait relativement beau, on pouvait sortir sans se mouiller de pluie, l’été ressemblait à l’été, quelque chose de permanent, ou du moins pas près de s’arrêter dans une heure, on pouvait prendre le temps dehors, on pouvait discuter sous le soleil, ainsi que Franck et Henri dans L’Inconnu du lac , ou Armand et Robert dans le Le Roi de l’évasion .
« L’idéal serait d’enregistrer ET de prendre des notes » dit Alain Guiraudie. Il ne s’agit pas de cette rencontre en elle-même, bien que sa remarque surgisse lorsqu’il voit l’iPad devant lui, mais d’une manière générale de travailler. « Mes films passent d’abord par l’écriture. C’est même la phase que je préfère, l’écriture du scénario. Le possible, le rêve, la surprise, l’étonnement : c’est à ce moment là qu’ils surgissent. D’ailleurs, si j’ai toujours voulu devenir cinéaste, j’ai d’abord commencé l’écriture de romans qui sont devenus des scénarios. Depuis l’âge de vingt-et-un ans. Et puis un jour, un roman est resté roman. Il est paru chez P.O.L. »
Dans Ici commence la nuit , publié en 2014, le narrateur Gilles, s’éprend d’un vieillard, Maurice, dit Pépé. Dans les premières pages, on le voit lui voler ses slips et s’y branler. Effrayée, la fille de Gilles prévient les flics, dont l’un, Louis, devient à son tour obsédé par Gilles… « Ce roman est au carrefour de mes trois derniers films. Une scène identique est à la fois dans le livre et dans Le Roi de l’évasion ». Même duplication de personnages triangulés, où se jouent amour meurtrier, courtois, sadique, interdit, platonique. On passe du cul au coeur, on se délecte, on renoue avec le vieux couple Éros/Thanatos, en sachant qu’il n’a rien d’éculé. Être pédé vous donne une longueur d’avance sur le cliché. Comme le punter , l’homo a le sida en tête dans le coït. L’écart d’âge des protagonistes permet tout : jeune fille de moins de quinze ans amoureuse d’un homosexuel quadragénaire, amoureux d’un octogénaire, presque en fin de vie.
[…]