amour fouTrois petites lettres pour une tendance lourde : le bio. Pas celui des éco-ayatollahs des potagers, mais le label « vie de grand homme/d’art iste maudit/de f igure totémique » (cochez la case correspondante), sésame pour les sommets du box-office et chouchou des studios : le biopic. « Bio » comme dans « vie » : compter sur une existence, forcément plus palpitante que l’ordinaire du commun des mortels, pour galvaniser un film, aimanter les spectateurs. Mais paradoxe : les meilleurs « biopics » sont souvent des « deathpics », à l’instar de la course tragi-comique à l’abîme d’un grand maître des lettres japonaises (25 novembre 1970 : le jour où Mishima choisit son destin de Wakamatsu). La mort accouche de grands films. Dans ces conditions, Kleist (qui a une jolie cote cinéphile, on se rappellera Rohmer et sa Marquise d’O, ou le récent Michael Kohlhaas d’Arnaud des Pallières) est un client parfait. Deux morts pour le prix d’une. Rappel des faits, ou plutôt du fait divers, condensé de mythologie romantique, avec tout l’appareil requis (l’amour, la mort, le poète en porte-à-faux avec la société).

Dans les salons feutrés du Berlin de la haute (soirées musicales, thés de bonne compagnie), Heinrich von Kleist est l’incompris de service. Il rencontre Henriette Vogel. Elle incarne la jeunesse, la sensibilité, mais aussi, selon les canons romantiques, une constitution fragile et, cerise sur le gâteau, elle est flanquée d’une brave pâte d’homme de mari, forcément moins exaltant que l’écrivain. Le 21 novembre 1811, Heinrich von Kleist et Henriette Vogel – le poète et la femme mariée – se suicident au bord des eaux du Petit Wannsee.

Un automne déjà teinté d’hiver, la forêt, le lac, leurs puissantes charges imaginaires : les sirènes d’un lyrisme morbide sont en embuscade. Mais Jessica Hausner, trois longs métrages à son actif, ne donne pas dans l’épanchement pathético-post-ado mélancolique. Son film est conçu pour dissuader les élans de « poésie » mal venus, pour brider les effusions. Elle pratique, à l’instar d’Haneke, mais sur un autre mode, un cinéma de la glaciation. Autre séquence en extérieur. Voici Kleist et Henriette, tous deux raides comme seuls des rejetons de la bonne société prussienne peuvent l’être. Kleist explique à Henriette qu’il ne cherche pas une femme pour la vie mais « pour la mort ». Il cherche un partenaire pour se suicider. Les silhouettes figées contrastent avec le bruissement insistant du vent. Comme si on avait d’un côté le souffle vital, les halètements de la Nature, de l’autre des mannequins aux manières empruntées et à la langue policée. Des figures semblant sorties d’un tableau de maître. Car Jessica Hausner est une extraordinaire coloriste. Robe blanche, gilet rouge vif, ruban blanc ceignant son chapeau de paille, gants noirs aux mains : c’est la touche d’un peintre. Prenez ces intérieurs vert ou bleu pastel ; ou encore ce coussin rouge et blanc comme un sucre d’orge qui attire l’oeil et organise la composition ; ou même ces effets de perspective ou d’encadrement via les embrasures. Et surtout l’immobilité des personnages, formant parfois des tableaux vivants, comme lorsqu’à la suite d’un malaise, ils se retrouvent au chevet d’Henriette. Mais pas de « pictorialisme » décoratif chez Jessica Hausner : il s’agit plutôt de montrer un monde artificiel comme une oeuvre d’art. Pétrifié, factice. Mort, en somme.

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