S’inspirant de l’une des plus fameuses fresques palermitaines, Le Triomphe de la mort, Aurélien Bory signe avec Invisibili, le portrait vibrant et vivant d’une cité sicilienne, qui malgré les fantômes d’hier, est tournée tout entière vers demain.
Insuffler la vie à une œuvre d’art, une fresque gravée dans la pierre, demande délicatesse, doigté et une imagination foisonnante. Comment, en effet, savoir ce qui se cache derrière les visages figés pour l’éternité par un peintre dont on sait finalement peu de chose, sauf qu’il est l’un des premiers après Van Eyck à s’être représenté dans l’une de ses œuvres ? Comment faire résonner aujourd’hui les intentions de l’artiste, ce qu’elle dit d’une époque, ce à quoi elle fait écho plus de six siècles après ? Lorsqu’Aurélien Bory finit par accepter la proposition audacieuse de Pamela Villorosi, directrice artistique du Teatro Biondo, d’imaginer un spectacle qui puisse avoir une dimension internationale tout en étant ayant un lien fort et incontestable avec Palerme, comme l’avait fait brillamment en 1989 Pina Bausch avec Palermo Palermo, il a à cœur de s’imprégner de la vie sociale et artistique de la cité sicilienne, d’en appréhender toutes les nuances, les pulsations.

Passionné d’art, la première chose qui lui revient en tête en pensant à Palerme, c’est la peinture que Georges Perec, mentionne dans Espèces d’espaces, ouvrage qui lui inspira en juillet 2016, Espæce, L’Annunciata d’Antonello da Messina. Cela tombe bien, cette œuvre fascinante est exposée dans l’une des galeries d’art les plus connues de la ville, le palais Abatellis. Dès son premier séjour en terre sicilienne pour formaliser son projet, il y en aura bien d’autres, l’artiste toulousain s’empresse d’aller la contempler pour s’en imprégner. Poreux à toutes les formes plastiques, à ce qu’elles racontent, il n’aime pas se perdre des heures dans les musées. Il va à l’essentiel. Ses pas pourtant décidés le mènent devant Le Triomphe de la mort, monumentale fresque, peinte dans les 1440 sur les murs d’un hôpital, puis déplacée à deux reprises avant de trouver enfin refuge dans une des ailes du musée régionale. Le choc est immense. Totalement hypnotisé, il l’a fait reproduire à l’identique et s’en sert de sujet de de toile de fond pour sa création.
Au centre, la mort, portée par son fidèle destrier, un canasson plus mort que vif, sourit en emportant une à une les vies des personnes qui ont le malheur de croiser son chemin. La peste, fléau du Moyen-Âge, ne fait pas de distinction entre les riches et les pauvres. Tout le monde trépasse, cette fragile jeune fille au premier plan, ce jeune homme à peine sorti de l’adolescence, cet évêque, ce roi, ce pauvre hère sans jambe. Malgré leur fin imminente, une forme de sérénité se dégage de chacun des personnages. La compassion de leurs compagnes et compagnons, au moment où ils expirent leur dernier souffle, déborde de la fresque pour toucher ceux qui l’observe, l’étudie, tente d’en lire les moindres pigments, les plus petits détails – il y en a foison. S’attachant à ancrer les maux du passé dans le monde d’aujourd’hui, Aurélien Bory et ses interprètes, tous rencontrés à Palerme, esquissent par les gestes, les mots et les notes de musique, les drames contemporains qui secouent l’actualité. Côté maladie, le cancer du sein terrasse l’irradiante Valeria Zampardi, aussitôt soutenue par trois autres danseuses. Leurs mouvements et postures ne sont pas sans rappeler les jeunes demoiselles au premier pan de la fresque. Côté sociétal, Chris Obehi, jeune nigérien, ayant fui son pays en 2015 pour échapper à Boko Haram, erre sur le plateau et rappelle que contrairement au reste de l’Italie, qui s’est refermée sur elle-même en portant au pouvoir l’extrême-droite, Palerme reste encore une terre d’accueil et d’asile pour les migrants, qui en arrivant se voient offrir la citoyenneté d’honneur.
Sans jamais se départir d’une sensibilité à fleur de peau, Aurélien Bory signe avec Invisibili, une œuvre-monde rare et délicate qui dit tant des temps présents, des tragédies qui bouleversent le monde tout en gardant chevillé au corps la croyance en des alternatives possibles, d’un changement de paradigme porté par une nature humaine profondément compatissante.
Invisibili d’Aurélien Bory, Opéra de Lille, 12 et 13 décembre. Plus d’infos sur www.opera-lille.fr






