Petit opéra chorégraphié conçu pendant la Première Guerre mondiale, cette Histoire du soldat permet à la metteure en scène Karelle Prugnaud et à ses interprètes circassiens, musiciens et comédiens de nous offrir un moment de grâce.

Qui a dit que l’on ne nouait plus de pacte avec le diable ? Sans doute le même qui croit que les contes moraux sont passés de mode. A voir cette Histoire du soldat qui se joue aujourd’hui au Châtelet, il semblerait au contraire que le pacte faustien soit le plus à même de traduire les égarements, et la violence de notre époque. Ainsi ce préambule : la lumière tombe, surgissent des soldats en tenue nocturne, velcros argentés, dans un fracas de bombardements. Le chaos indissocié de la guerre, son absence de visages, et la poussière dont elle recouvrira l’ensemble des vivants, s’annoncent dans cette introduction saisissante pensée par la metteure en scène Karelle Prugnaud. Quoi qu’il arrivera ensuite, nous nous souviendrons que le « Soldat » est passé par la nuit de la guerre. Et qu’il n’en est pas revenu indemne. De même pour le diable, dont nous n’oublierons pas non plus l’apparition spectaculaire dans le brouillard des chars, entouré de soldats armés. Et même si Pierre-André Weiz qui a conçu la scénographie et les costumes du spectacle, joue sur un registre intemporel, habillant le diable en Méphisto goethéen, et le soldat tour à tour en GI, en libertin, ou en milliardaire des eighties californiennes, nous savons que ce spectacle est une allégorie d’un temps de guerre qui engendre des hommes perdus. Conçu par l’écrivain suisse Ramuz et Stravinsky lors de leur rencontre en Suisse pendant la Première Guerre Mondiale, L’Histoire du soldat s’avère plus précisément un mimodrame, soit une musique de scène, un ballet, et une pièce. Une forme légère conçue pour être jouée partout, et dont la souplesse appelle à toutes les réinventions. Ramuz et Stravinsky voulurent ainsi que tous se mêlent, musiciens sur scène, danseurs et récitants, à mi-chemin du théâtre de tréteaux et des ballets du début du siècle, dans une petite révolution esthétique qui fit dire plus tard à Boulez qu’il s’agissait d’une œuvre majeure. La metteure en scène de cette nouvelle version, Karelle Prugnaud, ancienne acrobate, mise, elle, sur un monde interlope, pour faire vivre ces multiples dimensions, qui permettent de passer d’un tableau, d’un langage à l’autre en quelques gestes. Car l’histoire est simple : contre un livre magique, qui lui permettrait de devenir riche que lui propose le diable, un soldat donne ce qu’il a, un petit violon de son village d’enfance. Au gré de divers tableaux portés par les acteurs et les acrobates, dont un formidable ballet orgiaque chez le diable, le soldat prend conscience que ce violon contenait son âme, et qu’il ne pourra plus jamais retrouver ce qu’il a perdu. Si nous nous arrêtons à la trame, nous ne comprenons pas l’essence de la pièce : la critique de la guerre. Ainsi, lorsque le soldat revient dans son village, retrouver sa mère et sa fiancée, pensant les avoir quittées trois jours, il découvre des personnages figés, qu’un moindre geste réduit en cendres. Le soldat vient d’un monde perdu, et errera dans son désir inassouvi. Le récitant Vladislav Galard porte l’histoire narrée, formant avec l’acteur qui joue le soldat, Xavier Guelfi, un couple burlesque ou pathétique, selon les moments. Face à eux, le diable, Nicolaus Holz qui est à la fois acrobate et acteur, et collaborateur artistique du spectacle, peut par exemple ériger un violon sur son nez tout en promettant la richesse au jeune soldat naïf. C’est lui qui insuffle la surréalité de l’ensemble, qu’elle soit le fait de ses moments diaboliques, ou lorsqu’un acrobate masqué en chien et en string de cuir, vient développer une danse muette, auprès des acteurs. Karelle Prugnaud développpe une poétique profondément contemporaine : d’un argent-roi, d’une guerre permanente, d’un sexe morose et omniprésent. Et parfois, une scène hors du temps, comme ce moment qui voit deux femmes, apparemment mortes, soudain reprendre vie dans un ballet aérien, offrant le plus délicat de ce que peut donner l’acrobatie sur scène.

Cet « opéra de poche » repose sur les mêmes principes que L’Arlésienne et Le Docteur Miracle qui nous permettaient de redécouvrir Bizet il y a quelques semaines dans cette même salle du Châtelet: un mélange de musique et de récitants, un texte classique et une mise en scène fondée sur l’expressivité des corps. Ici, un bref songe de la violence d’hier et d’aujourd’hui.
Histoire du soldat, musique, Igor Stravinsky, texte, Charles-Ferdinand Ramuz, direction musicale Alizé Léhon, mise en scène Karelle Prugnaud, Théâtre du Châtelet, jusqu’au 29 juin. Plus d’infos sur www.chatelet.com