Le metteur en scène de théâtre s’empare du chef d’œuvre de Puccini pour rendre hommage à une époque et des artistes qui rêvaient de révolution et luttaient contre le spleen. D’une grande finesse.

La Bohème © Jean-Louis Fernandez

La Bohème n’est peut-être que l’un des plus beaux rêves partagés par l’humanité contemporaine. La passion de Mimi et Rodolfo rejouée chaque semaine ou presque dans un opéra du monde depuis 1896, ne s’use jamais. La musique de Puccini y atteint une beauté inouïe in extensoLa Bohème est dans sa construction un opéra presque parfait. En une forme relativement brève, ( moins de deux heures trente, avec entracte), La Bohème nous immerge dans une  musique perpétuellement dans l’incarnation, alternant scènes comiques et tragiques, face à face amoureux, qui sont le socle de l’opéra, et  scènes d’amitié, avec, au centre, la rupture fabuleuse de la scène de foule du café Momus, Puccini emprunte là tant à Verdi, mêlant chœurs et solistes, et offrant une performance technique majeure à l’orchestre, et aux chanteurs. La Bohème, ce ne sont finalement que quelques airs, quelques scènes, que Puccini sait allonger, et leur conférer une juste sincérité. Ce génie hollywoodien qui touche à son acmé dans la scène finale, la mort de Mimi. Enfin, si les chanteurs sont à la hauteur. Ce qui à Nancy est assurément le cas. Saluons le ténor américain Angel Romero qui offre sa délicatesse et sa puissance au personnage de Rodolfo. A ses côtés, la soprano française Lucie Peyramaure qu’on avait déjà remarquée dans La Périchole à Paris nous offre ici une Mimi terrienne, robuste, que l’on prend avec plaisir, surtout lorsqu’elle est aux côtés de la néerlando-iranienne Lilian Farahani, Musette légère et virevoltante. Autour d’eux, les solistes s’accordent, et le chœur de l’Opéra de Dijon, comme la maîtrise de Nancy, embrassent le rythme fluide, patient et emporté que la cheffe Marta Golinska a choisi pour sa version de l’opéra. Cette même approche mesurée, David Geselson l’emprunte dans sa mise en scène qui part de l’opéra, et revient à l’opéra, demeurant au plus près de de l’œuvre, des personnages, et de ce qu’ils symbolisent à un instant précis de l’histoire de l’art. Si l’ouverture, dans une mansarde, et en costumes d’époques, illustrée d’un tableau de Delacroix en avant-scène, a pu nous faire croire à une approche classique et attendue de l’opéra de Puccini, l’on comprend vite que c’est une erreur d’interprétation. David Geselson aborde La Bohème avec une vraie intelligence de mise en scène, non pas en y plaquant une certaine vision du monde, ni un potentiel message d’époque, mais en choisissant une voie qui est le propre de toute vraie mise en scène : il prolonge les sous-jacents. Il prend ce qu’il y a dans l’opéra, et dans le trop oublié roman de Henry Murger qui inspira le livret, et le pousse jusqu’à une forme. Ainsi, part-il du contexte révolutionnaire, nous sommes au lendemain de la révolution de Juillet, pour placer ses personnages dans un clair-obscur de désir démocratique, de jeunesse politique, et de mélancolie post-révolutionnaire. Nul hasard qu’il choisisse La mort des amants de Baudelaire comme leitmotiv de sa mise en scène. Ces artistes sont artistes, mais pour servir l’art. Car David Geselson fait de sa mise en scène un tribute, dirait-on en rock : un hommage de l’art, aux artistes. Tout au long de l’opéra, les chanteurs, et les spectateurs seront placés dans les tableaux de l’époque. Grâce à un jeu précis de projections en avant de scène et en fond de scène, apparaissent et disparaissent des détails des tableaux de David, Delacroix, ou de plus méconnus, comme Horace Vernet. L’obscurité y règne souvent, sauf lors de la scène centrale du Café Momus, où là se joue une vaste scène de fêtes, avec des figures hautes en couleurs, et l’on se croirait dans l’opéra-bouffe, le jeu des acteurs, la joie de la foule, les costumes bigarrés.

La Bohème © Jean-Louis Fernandez

 Peut-être, nous murmure cette nouvelle mise en scène d’une finesse rare, ce geste même de proclamer l’art et l’artiste au-dessus de tout si ce n’est de la mort, qui date en effet du symbolisme, de Baudelaire, contemporain du vérisme de Puccini, s’avère l’un des plus politiques qui soient.

La Bohème, de Giacomo Puccini, direction musicale Marta Gardolinska, mise en scène David Geselson, Opéra de Nancy, jusqu’au 23 décembre, Théâtre de Caen, du 8 au 12 février, Grand Théâtre du Luxembourg, 25, 27 février, 1er mars, Opéra de Dijon, du 11 au 17 mars.