Œuvre trop rare, ce Robinson Crusoé d’Offenbach est un bijou imparfait mais si séduisant.

Offenbach est une vraie boîte aux trésors. C’est surtout l’arbre qui cache la forêt, tant les triomphes d’Orphée, La Belle Hélène ou La Vie Parisienne ont escamoté une bonne partie de sa production. Enfin il y a son rapport contrarié, ambigu, à la musique dite « sérieuse ». On sait que ses dernières années furent une course contre la montre (et contre la mort) pour achever ses admirables Contes d’Hoffmann, et laisser à la postérité autre chose que l’image d’un amuseur. Mais on oublie trop souvent qu’avant ce chef d’œuvre testamentaire, il ne cessa de taquiner des muses plus graves, plus sensibles et moins bouffes. Ainsi, le 23 novembre 1867, au faîte de sa gloire, tout juste sorti du succès de La Grande duchesse de Gérolstein, Jacques Offenbach crée à la respectable salle Favart ce Robinson Crusoé. L’œuvre reçoit un accueil de courtoisie et d’estime mais fait long feu, comme chaque fois que « le grand Jacques » a ôté son nez de clown. Puis elle tombe aux oubliettes, malgré quelques résurrections sporadiques. On ne peut donc que saluer le choix de Baptiste Charroing, qui programme ce bijou imparfait mais bougrement séduisant, sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées. Imparfait parce que trop long, lent à démarrer, souvent composite, avec un livret inégal et daté ; séduisant car on y retrouve la synthèse de tous « les » Offenbach : des réminiscences de ses opérettes en un acte jusqu’aux prémices des Contes. On est même soufflé par tant d’inventivité, tant de richesses, parfois juxtaposées à la diable, comme si Offenbach avait voulu démontrer en une œuvre l’étendue de sa palette.
On l’a donc compris : ce Robinson est une œuvre fragile qui demande une ossature, ce que Laurent Pelly et Agathe Mélinand savent fort bien faire. Le metteur en scène et sa dramaturge ont dépoussiéré le livret avec une joie roborative, lui apportant parfois trop de second degré, mais cela nous vaut des moments de franche drôlerie, comme ces cannibales du nouveau-monde vêtus en clones de Donald Trump ! Et puis il y a la redoutable efficacité du système Pelly : une imparable mécanique horlogère qui impose un rythme et escamote tout temps mort.
De temps mort il n’est jamais question sous la baguette jouissive, coruscante de Marc Minkowski, qui fouette son Offenbach avec passion, toujours soucieux d’alacrité mais aussi de lyrisme, de délicatesse, comme dans la merveilleuse « symphonie de la mer » (pur chef d’œuvre !), qui précède l’acte II et symbolise le naufrage de Robinson. Voilà trente ans que le duo Pelly-Minko défend cette musique et il remporte à nouveau son pari. Tout cela est surtout un authentique travail d’équipe, d’une grande homogénéité, où chacun s’amuse et nous amuse.
Laurent Naouri et Julie Pasturaud sont parfaits en parents Crusoé. On est très heureux de découvrir la pétulante soprano québécoise Emma Fekete, qui forme un couple hilarant (et superbement chantant) avec Marc Mauillon. On nous annonçait une Adèle Charvet souffrante : sa riche et suave voix de mezzo nous a pourtant semblé en belle forme pour le personnage de Vendredi, lequel recèle les passages les plus inspirés de l’œuvre, tant il semble l’aïeul du Nicklausse des Contes. Dans le rôle-titre, le malgache Sahy Ratia offre une solide performance, avec une jolie voix de ténor lyrique, solaire, à la diction idoine. Et puis il y a Julie Fuchs, laquelle parvient à conférer drôlerie et profondeur au personnage un rien conventionnel d’Edwige. Son grand air « conduisez moi vers celui que j’adore » est un pur moment de théâtre où elle offre la vraie mesure de sa vis comica et de son agilité vocale.
Au moment des saluts (enthousiastes) Marc Minkowski a fort justement brandi la partition. Il convient de célébrer ici le travail admirable de Jean-Chistophe Keck, bénédictin de la geste offenbachienne. Depuis trente ans il retrouve, rassemble, restaure, et ressuscite les partitions du grand Jacques avec amour et justice. Ce Robinson en est une nouvelle preuve. Vive Offenbach !
Robinson Crusoé de Jacques Offenbach, Théâtre des Champs Elysées, jusqu’au 14 décembre, Mise en scène : Laurent Pelly, Dir. : Marc Minkowski






