À l’Opéra de Nancy, Samuel Achache et ses amis de la compagnie La Sourde signent une œuvre lyrique aussi spirituelle que remarquablement interprétée – entre mosaïque onirique et conte fantastique.
« Credo quia absurdum » (« Je crois parce que c’est impossible »). La fameuse affirmation de Tertulien pourrait être placée en frontispice des Incrédules, opéra mis en scène par Samuel Achache sur une musique signée Florent Hubert et Antonin-Tri Hoang. Coauteur avec Sarah Le Picard du livret, Samuel Achache poursuit dans cette nouvelle œuvre l’exploration de la notion de « miracle » entreprise dans La symphonie tombée du ciel, précédente création de sa compagnie La Sourde. Si le sujet paraît a priori austère, le moins qu’on puisse dire est que les protagonistes de cette folle équipée que sont les Incrédules le vivent avec un entrain paradoxal dont l’effet est de plonger le spectateur dans une douce griserie. Et ce dès l’ouverture où comédiennes, chanteuses et une poignée de musiciens (ils sont aussi acteurs et forment un groupe à part en plus de l’orchestre jouant dans la fosse) entrent en scène chacun à leurs tours en pleurant – des pleurs en rythme avec la musique – tous vêtus à l’identique en pantalon et chemise de pyjama.
Etrangement, au lieu de s’attrister de ces larmes, on éprouve une irrésistible envie de rire. Pourtant l’heure est grave, si l’on en juge ce coup de fil où une fille (jouées par Sarah Le Picard et la soprano Jeanne Mendoche) apprend la mort subite de sa mère. Sauf que la mère en question (jouée par Margot Alexandre et la mezzo-soprano Majdouline Zerari) entre au même moment dans l’appartement de sa fille. Morte, donc, mais pincroyablement rajeunie. Quand la Fille avec beaucoup de précautions lui annonce qu’elle est morte, la Mère s’offusque. Le plus intéressant dans cette situation incongrue étant le refus farouche de la Fille d’accepter l’impossible qui lui crève les yeux. Ne manque plus à ce moment-là qu’un esprit frappeur… qu’on entend en effet cogner vigoureusement sur la cloison. C’est un livreur. Il apporte un paquet énorme contenant un tapis. « Je n’ai pas commandé de tapis », se désespère la Fille. À l’évidence nous sommes embarqués dans une logique de rêve. D’ailleurs le Livreur cite Platon.
Une fois le tapis déployé alors que la Fille le dénoue en tirant sur ce qui ressemble à un immense ruban bleu, le spectacle glisse dans une autre dimension mêlant fable, onirisme et mythologie. Dieu serait un tapissier occupé à réparer incessamment les accrocs qui trouent son ouvrage. Cette capacité à la fois de changer de niveau dans le récit, mais aussi de passer d’une séquence à une autre par associations d’idées est un des petits miracles de cet opéra où la musique intimement mêlée au livret favorise évidemment ces enchaînements. Parmi les instruments utilisés, le Miraclophone, conçu et joué par Thibault Perriard, joue un rôle particulier apportant une couleur et surtout un rythme spécifique, ses mouvements de balancier évoquant parfois ceux d’un carillon.
Thibault Perriard interprète aussi plusieurs personnages, comme ce laborantin dont la Fille tombe amoureuse alors qu’ils analysent un os trouvé dans le cœur de la Mère. Car oui, on l’a autopsiée ! De cette scène charmante où il s’agit de compter trois minutes pour « faire parler » l’os en question – et ce n’est pas si facile –, on migre quelque part dans un pays chaud. Là, dans une scène qui rappelle à la fois Luis Bunuel et la parabole du Grand Inquisiteur de Dostoïevski, un évêque sceptique interroge sévèrement un prêtre qui a eu des visions du Christ ainsi que d’un mur en larmes. On peut se demander comment un opéra peut rassembler autant d’éléments en apparence disparates, sans se disperser et surtout en retombant sur ses pieds ? Or c’est précisément ce qui fait le sel de cette œuvre ingénieuse, drôle, finement interprétée et unique en son genre de réaliser un tel exploit. Rien qu’en dédoublant les personnages, Samuel Achache donne forme à un monde parallèle où d’une certaine manière tout est permis. Sauf que justement tout n’est pas permis et que c’est de la tension entre possible et impossible que naît la force euphorisante de cette fable merveilleuse à la fois éclatée et remarquablement tenue.
Les Incrédules, mise en scène Samuel Achache, musique Florent Hubert et Antonin-Tri Hoang, direction musicale Nicolas Chesneau. Les 22 et 24 juin à l’Opéra de Lorraine, à Nancy. Du 22 au 25 Juillet à Avignon, dans le cadre du Festival d’Avignon.