Une très riche expo à l’Orangerie pour percer les brumes du flou dans l’art depuis 1945. Superbe et captivant.

« Et, disant cela, il éperonna son cheval Rossinante, sans s’arrêter aux cris que lui lançait Sancho, son écuyer, pour l’avertir que, sans aucun doute, c’étaient des moulins à vent et non pas des géants qu’il allait attaquer. » Le passage est fameux (Don Quichotte, I, VIII), et s’il n’a rien de flou, en revanche, il concentre et noue, mine de rien, quelques-uns des fils que la remarquable exposition de l’Orangerie tire pour, si j’ose dire, tirer au clair la place du flou dans l’art.

Moulins à vent ou géants, d’abord : le flou est bien situé dans un jeu entre deux polarités, dans une zone d’interférences et de flottement. Aussi bien, toute l’exposition est affaire d’oscillations paradoxales, caractéristiques de cet état équivoque de la perception : dévoilement/occultation, proximité/éloignement, pour n’en citer que deux. Allons plus loin, avant de quitter notre ingénieux hidalgo : de même que les tribulations de celui-ci s’écrivent dans la zone incertaine qui sépare la fiction des récits chevaleresques de la réalité espagnole, c’est, précisément, dans le flou – dans les régions nébuleuses et tremblantes de la peinture, de la vidéo, voire du cinéma (du 9 au 11 mai, on pouvait voir à la Cinémathèque française un cycle sur le thème) – que s’écrit un roman de l’art contemporain depuis 1945.

Et pas n’importe lequel : bel et bien un grand roman d’aventures, tant, au gré des cimaises, le visiteur, devenu explorateur, parcourt de vastes contrées. Métaphoriquement parlant, pour commencer, puisque, rappelle Michel Gauthier dans un des articles du catalogue (lequel mérite lui aussi sa part d’éloges inconditionnels), le flou n’est pas cantonné à la photo ou à la peinture figurative : il a endossé, au cours du second XXe siècle, un rôle déterminant dans les recherches spatialistes ou cinétiques des artistes. Dès lors, figuration et abstraction ne sont plus des sœurs ennemies : elles définissent des contrées contiguës.

Mais l’exploration tourne à la S.-F., et le roman du flou à l’anticipation, lorsqu’on s’arrête, souffle coupé, devant la rêverie martienne de Thomas Ruff, où le paysage se fond dans une masse gazeuse, caressante, cuivrée – lorsqu’on se campe devant les halos orbitaux d’Ugo Rondinone ou de Wojciech Fangor. Voyages sidéraux, où les zones brouillées, les ouatages lumineux et frémissants, recèlent autant de promesses (un nouveau monde ! Une nouvelle galaxie !) que de dangers (exhalaisons mortifères, radiations pernicieuses). Posons ici, à titre d’hypothèse, que le flou, dans l’art contemporain est un mode d’implication du spectateur qui, de contemplateur passif, devient ainsi aventurier, explorateur. Pénétrant dans une espèce de roman dont il est le héros.

Redescendons sur terre. Le plaisir très vif (enfantin, même, dans le meilleur sens du terme : tous sens éveillés) pris aux portions d’une œuvre où l’acuité de l’œil est contrariée, est analogue à celui que ressent le lecteur de romans policiers. Le flou, observe dans un bel article nourri de Descartes, Jean-Pierre Cléro, est une « méthode de saisie ». Telle la loupe (mais une loupe paradoxale, une loupe qui déforme, émousse ce sur quoi elle se pose) du détective, il dévoile ce qui est hors de vue. Met au jour les secrets. Voici trois encres de Chine de 2023 de Clémence Mauger : des grappes de raisin auxquelles l’atténuation, le feutrage des contours, donnent l’aspect d’amas de cellules. Le flou nous fait entrer au cœur de la vie (la place me manque ici, mais rapprochez ces œuvres de la vue de la nébuleuse d’Orion (1184-1895) prise par les frères Henry, et rêvez un peu sur les liens ainsi suggérés entre l’infinitésimal et l’infini).

La suite de l’entretien est à découvrir dans le dernier numéro de Transfuge

Exposition Dans le flou. Une autre vision de l’art de 1945 à nos jours, musée de l’Orangerie, jusqu’au 18 août.

Visuel : Claude Monet (1840-1926). Le bassin aux nymphéas, harmonie rose, 1900. Huile sur toile. 90 × 100,5 cm. Paris, musée d’Orsay, © photo : Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt