Au Grand Théâtre de Genève, Damien Jalet et Kohei Nawa inventent la danse comme un retour à la vie. Le cosmos peut-il sauver l’humanité ? 

Quand la couleur reprend ses droits, elle tombe du ciel telle une poussière cosmique qui sème une nouvelle vie sur des terres arides. Cette poudre de perlimpinpin recouvre la peau des danseurs qui se mettent à briller, se démultiplier et s’assembler tel des insectes géants. Et tout peut recommencer… Car Mirage est une pièce sur le miracle de la vie, un voyage qui commence dans un paysage désertique, sous le voile d’une lumière rouge paradoxalement achrome. Elle souffle le chaud et le froid, la beauté et le brouillard. Celui-ci, blanc et polaire, caresse la vague noire sur laquelle seize danseurs tentent de retrouver leur vie d’avant, où leurs puits n’étaient pas encore asséchés. Quelle chance de croiser, à ce moment charnier, où la vie et la mort dansent leur dernière ronde macabre, les paillettes philosophiques de Kohei Nawa et le chorégraphe à l’inspiration orientale qu’est Damien Jalet ! Ils n’en croient pas leurs yeux, et nous non plus. 

Mirage tient toutes les promesses de ce titre mirifique. Que voit-on ? Bien rarement on peut en être certain. Les fantômes par exemple, première apparition, bien timide encore, de la couleur, sur des corps qui semblent faits d’air et de brouillard. Ces figures en aquarelle qui se dessinent dans le ciel noir ressemblent bien à des corps réels. Mais comment les appréhender ? Quand ils disparaissent, la poussière se met à envoyer son éclat soudain. L’être argenté, cette divinité irréelle et vaguement animale qui prend place au sol pour envoyer un dernier salut à la planète, était-elle, était-il autre chose qu’une fata morgana spirituelle ? Avant que le rideau ne tombe, n’en restent que quelques nuages de fumée. 

Au Ballet du Grand Théâtre de Genève, ils ont les moyens. Et des danseurs prêts à toutes les aventures, jusqu’à entrer en scène nus, le corps couvert du noir cosmique et d’une fine couche adhésive faite d’eau et de sirop pour attirer les paillettes. Il leur faut ici se boucher les nez et les oreilles pour éviter que les micro-paillettes ne se confondent de l’intérieur avec leurs corps dansants sur la vague. Laquelle enfle au fond et se creuse en descendant vers l’avant. Pas deux points où l’inclinaison soit pareille, pas un pas qui ne doive se négocier avec ce terrain qui n’offre qu’une illusion de stabilité. La verticalité, grand acquis de l’évolution humaine, est poussée dans ses retranchements. 

A Genève, l’aventure ne fait que commencer. Car ils ont là un duo de chorégraphes qui travaillent la main dans la main. Comme directeur, Sidi Larbi Cherkaoui. Et pour artiste associé, Damien Jalet. Et parfois, des chorégraphes invités. Tous partagent l’intérêt pour la relation de nous, humains, à la terre, la nature, le cosmos, la communauté et nos ancêtres. C’est ce qui s’y négocie à chaque création, dans un dialogue entre Orient et Occident. Aussi Cherkaoui et Jalet ont donné à cet ensemble une identité, une mission. Spirituelle, philosophique et chorégraphique. Et Mirage en est la plus haute expression. Kohei Nawa, brillante vedette de l’art contemporain, ici dans sa quatrième création pour la scène avec Jalet, interroge une fois de plus les rapports de force entre l’eau, le corps humain et la gravité. C’est lui qui invente les mélanges substantiels de gouttelettes, paillettes et Co2 sortant de grandes bouteilles à gaz cachées sous le fond de la vague. 

Egalement Japonaise, Yukiko Yoshimoto plonge le tout dans ses effets lumineux reposant en partie sur l’emploi de lampes à sodium. Lesquelles, au lieu d’éclairer les couleurs existantes savent les absorber telle une tempête de sable rouge. Seuls les déluges sonores de Thomas Bangalter sortent parfois de l’harmonie d’ensemble et peuvent à certains moments engloutir les danseurs comme le fait ce brouillard gravitationnel de Nawa. Ce dernier devrait sans doute appliquer une dose de sa précision scientifique également à la fécondation sonore. Malgré cela, Mirage est un chef-d’œuvre étourdissant qui aspire son public comme ce puits circulaire formé au sol par les danseurs. Un énorme trou cosmique dans le paysage chorégraphique ! 

Mirage de Damien Jalet et Kohei Nawa

Grand Théâtre de Genève 

Jusqu’au 11 mai