Proches de Laurent Mauvignier revisite la pièce familiale à l’aune de notre époque, avec un sens aigu de la dramaturgie. À voir à la Colline en cette rentrée, mise en scène par l’auteur.

Le titre de la pièce promet ce qui n’arrivera pas. Ou trop. Dans une famille, est-on proche, doit-on l’être à tout prix, et d’ailleurs qu’est-ce qu’être proche ? Jusqu’où doit-on, peut-on se rapprocher d’un autre ? Laurent Mauvignier nous interpelle sur le nœud du lien familial, et plus foncièrement, comme ce précis romancier de la psychologie humaine le fait dans chacune de ses œuvres, sur la mesure de notre relation à celui que l’on aime, ou que l’on hait, mais qui nous est le plus proche. Cette fois, il s’inscrit dans le vaste et ô combien arpenté terrain de la pièce de famille. Si ce n’est qu’il l’écrit à sa manière, insistante, millimétrée, sobre, et dans notre époque. Ce qui change tout, ou presque.

Laurent Mauvignier écrit pour le théâtre depuis dix ans, Tout mon amour (2012)connut notamment plusieurs mises en scène, nous plongeant dans l’entre-deux fantomatique de la disparition d’un enfant. Et l’on sait à quel point cette question du lien filial passionne le romancier qui l’a ensuite abordée de manière tragique il y a deux ans dans le si puissant Histoires de la nuit. Nul hasard donc qu’aujourd’hui, pour sa première mise en scène, il signe une pièce qui se tient en majeure partie dans la cuisine et le salon d’un clan familial. Mère, père, filles, gendres, attendent Yoann. Ils ont préparé une petite fête. Mais il ne vient pas. Et chacun de se plaindre, de se souvenir, de se confier, de s’affronter. Parmi eux, un étranger : Clément, l’ancien amant de Yoann. La victime de ce personnage dont on découvre la violence et la séduction qui l’ont mené en prison, dont il sort aujourd’hui.

Variation en cuisine

C’est une variation sur le retour du fils prodigue. L’enfant coupable qui a trahi l’ordre du père, ici des parents, condamné à fuir leur ville pour ne pas subir l’opprobre. Mauvignier arpente une nouvelle fois les scènes fondatrices, comme il s’en amuse lorsque je le rencontre, un matin d’été, en répétition à la Colline : « Dans mes romans, il y a toujours une scène de cuisine, je me dis que je ne vais pas le faire, et je finis par le faire…  J’ai compris que je devais en passer par ces lieux-là, parce que j’en ai besoin, et parce que s’il y en a autant dans le théâtre et les romans, c’est qu’il y a une infinie variation possible. » À voir travailler les huit acteurs ce matin, il paraît clair que l’espace de la pièce apparemment familier, est en réalité un chausse-trappe à mettre en scène : « Parfois on est dans le présent, parfois dans le souvenir, et parfois dans le souvenir inventé, fantasmé. On essaie donc de trouver un code sur scène qui rende ça à la fois évident, et pas banal. Donner la sensation que le langage formel à chaque fois s’invente. » Un lâcher-prise formel à l’image de la vision de la famille telle qu’elle nous est donnée. Les rôles s’interchangent, comme dit le père, « j’ai le sentiment qu’on est les enfants ». Une famille en perte de repères qui s’est inventée au fur et à mesure d’un travail de réflexion avec les acteurs : « Au départ, mes personnages assumaient des rôles plus traditionnels, mais plus j’avançais, plus je comprenais que mon histoire semblait datée, comme écrite il y a trente ans. Pour rejoindre le contemporain, il fallait modifier les rôles des uns et des autres, inverser les clichés hiérarchiques de parents/enfants, hommes/femmes. C’est vertigineux. Tout est réversible. C’est comme des boîtes qui s’ouvrent les unes après les autres. » Bien sûr l’on pense aux familles tchekhoviennes, où déjà rien n’était plus fixé. Mais nous sommes un siècle plus tard et la donne sur bien des sujets de mœurs a changé : « La question de l’homosexualité n’est presque pas un sujet dans la pièce. Il y a vingt ou trente ans, ça aurait été inévitablement le sujet central de la pièce. Les tabous ne sont pas les mêmes, les interdits ne sont pas les mêmes. Ça m’oblige moi-même à me déplacer. »

Entre rapprocher et reprocher

À côté de cette radiographie de la famille française de 2023, Mauvignier pose une question qui est là depuis la nuit des temps : qu’est-ce qui unit une famille ? 

Pour y répondre, il est parti d’une situation bien particulière, la prison : « Au départ, je suis parti de cette idée des « proches », mot qui désigne la famille des prisonniers, mot paradoxal puisqu’ils ne sont pas proches, dans la mesure où ils sont séparés. J’ai trouvé ce mot violent. J’ai commencé à y penser, et d’un seul coup, le mot m’a paru tellement polysémique…Proches, c’est entre rapprocher, et reprocher…Le père dit d’ailleurs qu’être proche, c’est aussi une aliénation. À quel endroit, être proche est une chaleur, et à quel endroit ça devient un étouffement, une prison ? » La fille, Malou, dit d’ailleurs au milieu de la pièce : « il n’y a rien de plus proche que la famille » avec une ambivalence significative qui n’est d’ailleurs pas simplement celle de l’amour/haine filiale, mais aussi d’un désir inavoué, et inavouable, qui traverse toute la famille pour le fameux absent, Godot au physique d’Apollon qui apparaît sur scène torse nu.

Cristallisation

Difficile de ne pas penser à Théorème, en découvrant peu à peu Yoann, spectre pourvu de sa propre langue qui exerce, même à distance, une séduction noire sur toute la famille. « Ce qui m’intéressait c’était cette cristallisation qui les réunit. J’aime l’idée de Duras que l’amour est un absolu aveuglant, absolument destructeur, auquel on ne peut être que soumis. C’est-à-dire l’amour de Dieu. Car à partir du moment où on entre en négociation amoureuse, il n’y a plus d’absolu, et donc peut-être plus d’amour. C’est une chose qui m’intéresse beaucoup aujourd’hui, alors qu’on s’interroge tant sur les relations entre les êtres, et les relations de domination/ soumission. La mère à la fin de la pièce dit au fantôme de son fils, « le malheur, c’est que je te vois » et donc sans doute ne peut-elle plus l’aimer… Au fond, Yoann est le seul qui est libre, c’est lui qui les obsède tous, il n’est pas dans la prison du sentiment amoureux. »

Et c’est même lui qui ouvre la pièce. Il donne le La de cette semi-tragédie d’une famille détruite par l’un d’entre eux ; ou renaissante à la fin, dans son obsession. Chacun verra ce qu’il a envie de voir dans l’issue troublante qu’offre Laurent Mauvignier à son drame d’amour.

Proches, texte et mise en scène Laurent Mauvignier, Théâtre de la Colline, du 12 septembre au 8 octobre. Informations et réservations en suivant ce lien.