Frank Madlener, directeur de l’Ircam, nous brosse la programmation de ManiFestele festival de musique contemporaine qui offre sa clameur au coeur de Paris tout au long du mois de juin.

Quelle idée de la musique contemporaine voulez-vous affirmer par le festival ManiFeste ? 

ManiFeste est d’abord le festival du printemps à Paris. Tout gravite autour de l’aventure sonore et musicale. C’est aussi un festival qui a une académie, et l’on demande aux têtes d’affiche d’enseigner dans cette académie, mais nous sommes là déjà dans les cuisines du festival…Cette année-ci, ce qui ressort de ce que l’on présente, c’est la clameur du monde. Voilà pourquoi on choisit ce point de démarrage qu’est Laborintus II de Berio. Berio écrit cette œuvre en 1965 pour commémorer la naissance de Dante en 1265, commentant alors, « mon œuvre peut prendre pour toutes les formes, et elle se destine en tout lieu qui peut accueillir un auditoire. » Il y a donc cette idée que la salle de spectacle devient une place publique. Comme dans cette œuvre il y a plusieurs temporalités qui se mêlent, la mémoire traverse toute l’œuvre, il y a Dante, mais aussi une traversée de la Bible, un baroquisme, et des pointes du présent.  L’œuvre se termine en ode à la musique, comme art qui met tout en relation. Il y a des moments dans la pièce où Berio demande aux interprètes d’improviser, afin de faire surgir le présent dans ce charivari des dates, et de la mémoire. David Lescot qui met en scène notre Laborintus a choisi d’en faire un voyage dans la mémoire gigantesque :  nous suivons le récitant, un vieil homme incarné par Serge Maggiani qui se promène dans l’entrepôt de la mémoire, mais qui accueille aussi le présent, le « soudain ». Et puis il y a, idée centrale de Berio, le musicien omnivore, il a tout dévoré, la musique classique, lyrique, populaire, la sémiologie, et il a trouvé son interlocuteur en Dante, par l’âpreté, la densité, la vivacité de sa langue. 

Vous allez donc donner une importance particulière aux lieux au cours de cette édition de Manifeste ? 

Oui, il y a le centre Pompidou, le centre de projection que nous avons retrouvé, et la restauration de la fontaine Stravinsky, devant l’Ircam. Il y aura une repose des statues de Niki de Saint Phalle et de Jean Tinguely fin juin, de notre côté, nous avons sollicité des autrices, des compositeurs, des compositrices, dont Hélène Frappat, qui a imaginé les sept contes de la Fontaine, et en réponse, un compositeur, Mikel Urquiza livre sa propre version des contes. C’est une œuvre poétique et mordante.

IL y a aussi Sivan Eldar, compositrice israélienne que nous connaissons bien au festival, qui a travaillé avec Laura Vasquez, pour proposer une œuvre intime, chuchotée, librement inspirée de l’aquatisme, et du mouvement. Le passant pourra, à partir d’un QR code, écouter l’une de ces créations.

Troisième lieu, La Philharmonie de Paris, où se tiendra Cortèges. On y retrouve le chorégraphe François Chaignaud, le compositeur Sasha Blondeau, l’Orchestre de Paris et un texte d’Hélène Giannecchini. L’idée du cortège, c’est une personne qui ouvre sa fenêtre, voit une multitude, et va peut-être la rejoindre, ou pas. François Chaignaud dans la salle, chante, dit, se déplace dans la salle. Cortèges est née de l’idée de faire une œuvre collective, tout en sortant de la forme classique du concert. En cela, ils sont les lointains héritiers de Berio, par cette idée de transformer la musique en action. 

Vous êtes aussi soucieux de donner à entendre le patrimoine de la musique contemporaine…

Nous sommes contemporains, mais nous sommes modernes aussi. Oui, que ce soit Berio, Ligeti, ou Varèse dont on donnera l’opus 1 si je puis dire, son Amériques à la Philharmonie. C’est très frappant l’histoire de Varèse : le Bourguignon qui en 1916, quitte le vieux monde, découvre New York, la vie y est difficile, mais il invente là Amériques. C’est très rarement joué, parce que ça nécessite un effectif pléthorique. Dans cette invention absolue, il donne à entendre le son urbain. La clameur de la ville s’inscrit dans le corps même de l’orchestre. Et à la toute fin du festival, on entendra Arcana, l’autre grande pièce orchestrale de Varèse, qui demande un même effectif délirant. Pierre Boulez disait de Varèse, « il n’était pas pionnier, mais ceux qui l’entouraient étaient en retard ». Il y a une sensation d’urgence dans sa musique, comme dans la Divine Comédie de Dante. Cette dimension est présente dans le texte poétique, comme dans la création musicale.

Autre dialogue dans l’histoire musicale que vous instaurez, le programme Janus, où s’entrecroisent la musique baroque et la musique d’aujourd’hui. Comment est née cette rencontre ? 

Oui, nous y invitons le Centre de musique baroque de Versailles. C’est une manière de nous souvenir que le nouveau mouvement de la musique baroque et la musique contemporaine sont presque nés en même temps, sortis des philharmonies dans les années soixante. Et puis l’inventivité du XVIIIe siècle, des formes profanes aux formes sacrées, est presqu’unique, sauf dans le moment contemporain. L’écriture se fera pour un ensemble vocal, Il y aura des chantres qui vont chanter, et la musique électronique, des motets de Lully et des pièces d’Ariadna Alsina, compositrice espagnole. On va même reconstituer l’acoustique de la chapelle royale à l’Ircam ! L’idée n’est pas d’instaurer un rapport fixé à un patrimoine, mais de voir qu’il y a des questions à l’œuvre dans cette époque baroque, qui se retrouvent aujourd’hui. Même les transferts entre l’un et l’autre sont saisissants. C’est dans la ligne de Berio qui, je vous en parlais, a tout absorbé. D’ailleurs, nous ferions précéder Laborintus de madrigaux de Gesualdo et Marenzio. Ce sont comme des spectres dans la musique contemporaine. On pressent aujourd’hui comme les technologies introduisent un autre rapport à la mémoire, beaucoup plus direct. À l’Ircam, nous avons reproduit récemment l’appel du 18 juin du Général de Gaulle dans les studios de la BBC, que très peu de gens avaient entendu, ça a fait beaucoup parler de nous.  Ces technologies nous posent la question de vivre avec des revenants. Elles font de nous des Hamlet face au père. Nous sommes confrontés à une mémoire qui est d’autant plus forte, qu’elle est audible. On pourrait d’ailleurs reprendre la célèbre formule de la pièce, « le temps est hors de ses gonds ». C’est exactement notre condition numérique, et pour nous musicale. Donc, lorsqu’on dit la clameur du monde, ce n’est pas seulement ici et maintenant, c’est aussi un rapport aux revenants, à la spectralité. Et tout ça passe par l’écoute. 

ManiFeste, festival de l’Ircam, du 7 juin au 1 er juillet 2023, manifeste.ircam.fr