Où l’on découvre chez Tamenaga, au milieu des pivoines et des cerisiers, un œil. Celui d’un très grand peintre : le Japonais Kyosuke Tchinaï.

Ici, la conscience est poussée à la probité, l’art haussé à l’exigence morale : rien chez le Japonais Kyosuke Tchinaï ne trahit l’ordre de la stricte vérité. Tant il est vrai que cette peinture, si soucieuse de son assise dans le spectacle fuyant des apparences, a en exécration toute déloyauté dans l’exécution. En horreur toute négligence dans le froissement de tissu d’une fleur, dans la complexion délicatement changeante – comme la plus finement observée des carnations – de ses recroquevillements.  

Nulle défaillance non plus dans la restitution des assourdissements ombrés du revers de l’aile d’une grue, dont la plongée oblique décrit une diagonale à l’élégante fermeté. Pas une facilité de main, aucune approximation dans le tohu-bohu des verts qui mouchettent d’une trame serrée ce tronc tortu. Et que dire de l’opulent échevellement des cerisiers, de cette masse trempée de sucre rose moutonnant gaiement sous un ciel d’or fatigué ? Mais si Kyosuke Tchinaï est textuel, il l’est en grand artiste. Ni spécialité adoptée un peu au hasard dans l’indifférence, ni système sentant l’emprunt, encore moins procédé dont la préciosité dissimulerait la mécanique routinière, cette patience, ces soins, les qualités qu’ils supposent – cette « bravoure tranquille d’exécution » que Huysmans louait chez Caillebotte – : tout cela n’est que la traduction et le moyen d’une visée autrement plus vigoureuse et hardie que le seul rendu littéral.

Car il s’agit de l’exacerber, ce dernier ; d’en développer avec esprit de suite, rigoureuse infaillibilité, intransigeance même, les premiers principes ; d’accroître sans cesse le pouvoir pénétrant de l’œil, jusqu’à saisir les constituants élémentaires – ces parcelles premières, ces corpuscules d’être dont l’agencement sera l’épiderme des surfaces, sera pivoine, grue, coiffe des cerisiers. Pluie de filaments, clignotement de points (neigeux ici, dorés là), complication étoilée des feuilles automnales d’érables pressées en masse… 

De là ce sentiment devant ces tableaux de se tenir en face d’un souvenir du chaos, d’une réminiscence d’une bousculade primordiale, métaphysique. De là encore que le rognement irrégulièrement dentelé, qui fait du pourtour des pétales de ces deux pivoines un linéament saccadé, devient soudain témoignage d’on ne sait quels sévices originels, d’on ne sait quelle brutalité d’un Créateur dont la création porterait, comme les forçats leur marque, l’empreinte du sceau raboté sur sa contexture. Oui, sans doute cette bordure dont le tracé ne doit rien au cordeau du géomètre, prend tout à la nature, confie-t-elle quelque brutal secret au visiteur de cette exposition. Mais je me plais à l’imaginer, ce visiteur, dans l’état d’exquise subjugation où se trouvait autrefois son homologue devant tel bouquet de Seghers, tel jet doucement onduleux d’un arbre de Corot. Car c’est à un miracle qu’il assiste : ce moment où de l’agitation intime des choses naissent forme et substance. Il faut être un très grand peintre pour le saisir, cet instant. 

Exposition Kyosuke Tchinaï, galerie Taménaga, du 16 mars au 8 avril. www.tamenaga.com