La Voix humaine à l’Opéra du Rhin offre à Patricia Petibon, magnifiquement dirigée par Katie Mitchell, un moment de superbe.

Rien ne vaut un compositeur lettré. Lorsque Francis Poulenc choisissait un livret d’opéra, il allait piocher chez Apollinaire (Les Mamelles de Tirésias), Bernanos (Dialogue des Carmélites) ou Jean Cocteau. De ce dernier, il a sublimé un monologue créé trente ans plus tôt à la Comédie Française : la Voix humaine. La pièce était audacieuse et l’opéra l’est tout autant : pendue à son téléphone, une femme tente de renouer avec un homme qui ne l’aime plus, l’humilie, la méprise. En trois quart d’heure, elle passe de la légèreté à l’hystérie, des serments aux suppliques, et toujours se heurte à l’indifférence d’un correspondant dont le spectateur ne peut entendre la voix. Et c’est toute la force de cette œuvre délibérément univoque : on ne peut que deviner les propos de l’amant. La musique de Poulenc est au diapason de son héroïne, toute de contraste, d’éclats, de minutie, de lyrisme subit et de silences abyssaux. 

Œuvre brève, elle est généralement -et souvent maladroitement- couplée avec un autre « opéra minute ». Telle n’est pas l’option choisie par Katie Mitchell. La dramaturge anglaise a complété La Voix humaine par un film du vidéaste britannique Grant Gee, assorti d’une musique de la compositrice islandaise Anna Thorvaldsdottir : Aeriality, créée en 2011. Le choix d’une musique de femme est délibéré chez la dramaturge, qui entend ainsi rééquilibrer une œuvre illustrant le patriarcat et la prédation masculine du premier vingtième siècle.

Disons-le tout de suite, Katie Mitchell n’avait pas besoin de toute une quincaillerie théorique neo-féministe et post-metoo (dont elle a abondamment truffé le programme du spectacle vendu en salle) pour mettre en scène une Voix Humaine remarquable. 

Il s’agit d’un spectacle âpre, à l’os, naturaliste, magnifié par une Patricia Petibon des grands soirs. La soprano française retrouve le jeu parlé-chanté de Denise Duval, muse de Poulenc et créatrice du rôle en 1959. Toujours sur la ligne de crête, elle semble hantée par ce personnage de femme abandonnée dont elle donne une incarnation sans fard, qu’on suit le ventre noué, car elle ne chante pas, elle vit son rôle. Outre la remarquable direction d’acteur de Katie Mitchell, il faut louer la baguette (féminine, ici aussi) de Ariane Mathiak, qui exalte les contrastes de cette partition si singulière : tour à tour enjôleuse et anguleuse, austère et lyrique, elle est ici parfaitement servie par l’orchestre philarmonique de Strasbourg. Et c’est avec une vraie virtuosité que les musiciens enchaînent, presque sans pause, sur la pièce musicale de Mme Thorvaldsdottir. Excellent couplage, car cette pièce atmosphérique se couple étonnamment bien avec le réalisme cru de Poulenc. 

Las, il reste le film… 

Il est dommage qu’un spectacle aussi cohérent et réussi soit abimé par un canard boiteux. Sans doute Katie Mitchell eut-elle dû faire appel à un autre vidéaste ? Ou réaliser elle-même le court métrage ? Car ces images de Patricia Petibon marchant pieds nus dans un Strasbourg by night ne sont guère convaincantes. L’omniprésence d’un chien-loup est censée nous rappeler Stalker, mais on songe moins aux vertiges tarkovskiens qu’aux bricolages de Jean-Christophe Averty. Dommage, car la partition était fort belle. Poulenc, Cocteau et Petibon méritaient mieux que cet épilogue en berne. Dommage…    

La Voix humaine, Francis Poulenc / Anna Thorvaldsdottir, Opéra du Rhin, jusqu’au au 14 mars