Dans leur nouvelle création, Je pars sans moi, Isabelle Lafon et sa complice de longue date, Johanna Korthals Altes, essayent, à leur manière poétique et humaine, de traiter de la folie. Rencontre en répétition.

Devant un immeuble assez neutre, du XXe arrondissement de Paris fait de béton, de barres de métal et de verre Isabelle Lafon, portant mitaines et grand manteau, arrive, un vieux tabouret rouge sous le bras. Tout dans son attitude, sa démarche, sa voix douce, est déjà un poème. Elle a cette authenticité qui fait merveille au plateau, cette loufoquerie onirique qui donne à ses spectacles un supplément d’âme, une intelligente artisanale, intuitive. Elle nous prévient, avec délicatesse, que l’on ne peut rester sans bouger, en ce lieu, trop longtemps. Comme dans tous les lieux publics, le chauffage est a minima. Toutefois débrouillarde et pugnace, elle a apporté une thermos et sert, à chacun, une tisane au thym, particulièrement bienvenue en ces temps glacés. 

 Travaillant sans relâche le texte, revenant inlassablement sur les idées de la veille, c’est à la table que nous convie la metteuse en scène. « Nous avançons avec Johanna, explique-t-elle, par étapes nous essayons des choses. La folie n’est pas un sujet facile. Elle est multiple et ne peut se résumer à quelques symptômes. Ce qui nous intéressent en particulier, c’est le regard que portent les fous sur eux-mêmes, cette façon que certains ont de prendre de la distance avec leur corps, leur être. C’est en découvrant le travail formidable publié au Frénésie Éditions de Gaëtan Gatian de Clérambault, un psychiatre du début du siècle dernier, que nous avons été saisis par la personnalité d’une de ses patientes, Mademoiselle M, qui dans un texte se raconte tout en parlant d’une autre. » L’artiste marque un temps, cherche méthodiquement dans un tas de feuilles en vrac, certaines sont écornées, d’autres couvertes d’écriture, puis se tourne vers sa comparse qui lui tend le livre en question. C’est étonnant de voir la complicité de ces deux femmes, cette manière unique qu’elles ont de travailler, bien que très différentes. L’une cherche à donner vie à ces récits d’antan, à ces femmes qui, pour des raisons très différentes ont dû consulter un psychiatre, l’autre préfère archiver, compiler les récits. 

 Rien n’est encore prêt, mais déjà le duo lâche la bride, se lance sur un plateau improvisé. Deux portes, deux chaises suffisent au voyage. Au bruit d’une course de chevaux, Isabelle se glisse dans les mots de l’animateur. Sa voix l’emporte. Elle raconte son grand-père, qui l’amenait petite sur les champs de courses. Elle se fond dans le corps de mademoiselle M. L’une est l’autre, l’autre est l’une. Elles se confondent, se mélangent. Puis c’est au tour de Johanna de prendre la parole. Elle se glisse dans les pensées de Deligny, de Oury, des psychiatres du début du siècle puis dans ceux des années 1980, donne à entendre leurs  manières de traiter certaines pathologies hors du cadre fermé d’un établissement de santé, rejoue en italien les dialogues de San Clemente de Depardon. Tout est vrai. Tout est faux. La réalité rejoint la fiction. La folie gagne le plateau. On se perd entre l’interprétation et le sens de l’échange entre les deux artistes. C’est vertigineux, troublant, intense. On se laisse embarquer dans cet hommage vibrant aux érotomanes du siècle derniers, à ces aliénées bouleversantes, décalées avec le monde, capables d’écrire de magnifiques récits de vie. 

Je pars sans moi d’Isabelle Lafon. La colline – théâtre national, du 17 janvier au 12 février