Les fers sous les souliers de Ruben Sanchez et le bras  léger d’Annie Hanauer ont inspiré à Rachid Ouramdane Variation(s),un double portrait à l’encontre des idées reçues. 

Quand Rachid Ouramdane crée le double solo Variation(s), on est en octobre 2019. Personne encore ne se doute qu’un virus d’un nouveau type s’emparera bientôt de l’humanité. Et le co-directeur du Centre Chorégraphique National de Grenoble ne se doute pas qu’il prendra bientôt la direction du Théâtre National de la Danse, autrement dit, Chaillot ! Quelques confinements plus tard, on regarde donc différemment ce programme composé de deux solos qui se succèdent. Car Variation(s) ressemble aujourd’hui à une production sous conditions de mesures sanitaires, quand il était interdit de réunir des groupes dans un studio de danse. Mais en vérité la raison d’être du programme est à trouver dans l’intérêt du chorégraphe pour des identités chorégraphiques hors du commun chez des personnes dont il dresse le portrait avec empathie et jubilation artistique. Dans certaines de ses pièces, il a ainsi mis en scène et en lumière une femme au tournoiement obsessionnel, de jeunes réfugiés, un highliner champion du monde et tant d’autres. 

À plusieurs reprises Ouramdane a dirigé une danseuse extraordinaire de poésie, avec une particularité dont l’équipe, à l’époque, ne voulait pas lever le secret, ne souhaitant pas que l’on réduise Annie Hanauer – ici dans sa troisième collaboration avec Ouramdane – à une artiste suspendue à son bras gauche. Car celui-là n’est pas en chair et en os, ni en bois – ce serait trop lourd – mais en carbone. On est pourtant loin de toute idée de danse dite « inclusive », car sur scène ce bras n’est pas un fardeau mais a valeur d’abstraction et d’élévation par rapport à la gravité terrestre. Cet être dansant nous renvoie non au handicap mais à l’avenir hybride de l’humanité, où le corps et la technologie deviennent inséparables. Aussi Hanauer embarque son public dans une sorte de transe tout aérienne, telle une suspension entre le sol et le ciel qui permet de toucher aux deux, grâce à une musicalité profonde qui ne cesse de créer des ailleurs utopiques 

On pourrait alors objecter que c’est vrai pour tous les danseurs qui font honneur à leur art. Mais qu’en est-il de Ruben Sanchez, roi des claquettes jazzy et contemporains ? Ce grand virtuose en sa spécialité tient comme un discours opposé, ne cherchant aucun romantisme, mais le réel. Sa présence sonne telle une injonction : Regardez chacune de mes frappes de pied, regardez mes mains, mon visage et mes élans et accompagnez-moi sur la voie qui mène ma danse vers le concret ! Mis en scène sur un rectangle tiré au cordeau, il lâche une vaste gamme d’humeurs et de flirts avec d’autres danses où la frappe au sol fait résonner l’âme d’une communauté et son avenir. Dans sa liberté d’invention virtuose, Sanchez rappelle Israël Galván, grand révolutionnaire du flamenco, cassant les codes du genre pour passer d’une danse codifiée à la liberté d’un langage exprimant attirances, inquiétudes, fureurs er ambitions… Chez Sanchez, la tapdance prend des allures de free jazz où le danseur devient le batteur, dans une fusion qui lui permet de tordre les rythmiques jusqu’au burlesque. Encore un point en commun avec le grand Galván… 

Variation(s). Rachid Ouramdane. Solos de Ruben Sanchez et Annie Hanauer. Chaillot Théâtre National de la Danse. Du 10 au 14 janvier