Margaux Eskenazi et Alice Carré interrogent dans 1983  le combat de la jeunesse contre le racisme et les attentes suscitées par l’arrivée au pouvoir de la gauche à l’aube des années 1980.

« Chaque époque rêve la suivante. » Comment ne pas penser à cette remarque de Walter Benjamin dans Le Livre des passages face à 1983, création de Margaux Eskenazi et Alice Carré ? À partir d’enquêtes de terrain et de recherches dans les archives, leur spectacle, créé en novembre dernier au TNP à Villeurbanne, revient avec intuition et empathie sur le malaise des banlieues mais aussi sur les espoirs suscités par l’arrivée de la gauche au pouvoir à l’aube des années 1980. 

Il y a comme un double mouvement contradictoire, sorte de flux et reflux, dans leur incursion au sein d’une période, qui va de 1979 à 1985, abordée à hauteur d’homme par le biais de moments vécus où des héros fictifs côtoient des acteurs de l’époque tels Rachid Taha et son groupe, Carte de séjour, Yves Montand ou Jean-Marie Le Pen. On découvre ainsi en ouverture les tentatives d’une poignée de militants pour installer antenne et matériel de diffusion afin d’occuper une fréquence sur les ondes. Une jeune femme prend un micro : « Ici Dalila des Minguettes pour radio Système D. ». L’émetteur est trop faible, le signal est brouillé. 

Ce genre de bricolage était courant dans ces années où, pour cause de monopole d’état, beaucoup partageaient opinions et revendications sur des radios pirates au risque de se faire embarquer par la police. Risque d’autant plus grand pour qui n’avait pas la nationalité française. À travers ce medium, le spectacle nous immerge dans le vif du sujet à savoir, sur fond de montée du chômage, l’aspiration à plus d’équité dans un pays qui ne traite pas de la même manière les citoyens français et les enfants d’immigrés. Dalila, Assia, Mohamed et Samir vivent dans le quartier des Minguettes à Vénissieux dans la banlieue lyonnaise, écoutent Bob Marley ou les Clash plutôt que le raï prisé par leurs parents. Au même moment à Paris sur radio Fierté Ouvrière, Christian et Guy, journalistes militants, animent une émission d’actualité syndicale et politique. 

Avec l’élection de François Mitterrand en 1981, tous les espoirs semblent possibles. La suite des événements montre que les choses sont plus compliquées. L’irruption au centre du plateau de Charles Bronson, héros du film Un justicier dans la ville, ramène avec une touche d’ironie aux violences racistes, notamment aux Minguettes. Là, en automne 1983 après un « été meurtrier », dix-sept jeunes Français entreprennent une Marche pour l’Egalité et contre le Racisme qui les conduit de Marseille à Paris où 100 000 personnes les accueillent. Mitterrand accède à une de leurs revendications, la carte de séjour de dix ans. « La Marche pour l’Egalité enterre définitivement l’idée du retour », analyse l’historien algérien Mohammed Harbi. Alors que le groupe Carte de séjour reprend Douce France, la chanson de Charles Trenet, l’euphorie est de courte durée. Car 1983 est aussi l’année du « tournant de la rigueur ». 

Ces évolutions et retournements intempestifs ont leur écho sur scène où le spectacle construit en courtes séquences glisse de façon abrupte d’une situation à une autre, tandis que les acteurs changent de costumes et de personnages face au public. Avec le ralentissement de la production dans les usines Talbot à Poissy, les tensions s’exacerbent entre travailleurs français et immigrés. L’extrême droite progresse, stimulée par le passage de Jean-Marie Le Pen à la télévision. Autre signe des temps, l’émission « Vive la crise », présentée par Yves Montand, devient le cauchemar récurrent d’un ouvrier dans une séquence particulièrement comique de ce spectacle finement construit et remarquablement interprété qui, en conjuguant habilement faits historiques et scènes de la vie quotidienne, dresse à sa façon – entre espoirs et déceptions – le portrait riche d’enseignements d’une époque mouvementée. 

1983, conception Alice Carré et Margaux Eskenazi, mise en scène Margaux Eskenazi. Du 11 au 22 janvier au Théâtre Gérard Philipe, CDN de Saint-Denis ; du 24 au 31 janvier au Théâtre de la Cité Internationale, Paris ; le 9 février au Forum Jacques Prévert, Carros ; le 14 février au Théâtre du Fil de l’Eau, Pantin ; le 16 février au Théâtre du Vésinet ; du 21 au 24 février à La Comédie de Saint-Étienne.