Dans un très beau récit, Croire, Justine Augier livre sa vision de la littérature et rend hommage à sa mère, femme engagée et flamboyante jusqu’au bout.

Elles sont trois : Razan Zaitouneh, avocate syrienne dissidente enlevée en 2013 par les brigades d’Assad que l’on a pu déjà découvrir dans le précédent De l’ardeur (prix Renaudot essai, 2017) ; Marielle de Sarnez, femme politique que l’on connaît, disparue l’année dernière, et Justine Augier, fille de cette dernière et narratrice. Trois femmes de tête, trois femmes d’obsession, trois femmes de livres. Car ce qui est annoncé sur la couverture comme un essai « sur les pouvoirs de la littérature », s’avère plus resserré et personnel que cela : une réflexion sur ce lien créé par les livres, qui peut durer toute une vie, et se substituer aux silences. Qu’il s’agisse d’une relation entre une mère et une fille, ou un lien au monde, tel qu’Augier le raconte dans sa rencontre avec la Syrie. Ainsi explique-t-elle par exemple comment le livre de Victor Serge, Éducation européenne, lui a permis de comprendre Razan, et ce qu’elle incarnait : « ces figures que la littérature contribue à rendre puissantes ».

Et ces figures forment une foule ; ce livre est une ruche à citations, pas une page ne s’écrit sans qu’un ou plusieurs écrivains n’entrent en piste. Manière de former « une longue chaîne à travers les âges, affirmer la beauté de ces inépuisables fragments ». Augier se raconte, en se replaçant dans cette chaîne.  Ainsi, en tant que lectrice, elle s’est d’abord construite avec sa mère, lisant Zweig, Miller, puis, se retourne : « Ma mère m’a fait lire Camus, je découvre Sartre, et contre Camus je choisis son camp. »

Augier a le don d’articuler sa pensée, et peut basculer, en une phrase ou deux, de la relation filiale, à la pensée politique. Elle revient sur sa culpabilité d’adolescente en colère, puis glisse vers l’obsession identitaire de l’Europe, « le désir d’en finir avec le trouble, pour lui préférer une certaine idée de pureté ». L’intransigeance de la jeune fille envers l’engagement politique de sa mère devient le miroir de l’enfermement radical d’une part des Occidentaux aujourd’hui. 

Même chose, lorsqu’elle compare le principe fondateur du roman et celui de la révolution, « la suspension volontaire de l’incrédulité ». Ou, comme l’écrit Hannah Arendt, « cet infiniment improbable ». Et Augier, qui a consacré deux livres à des figures de la révolution syrienne, sait de quoi elle parle. Le rêve et la lucidité s’entrecroisent dans le projet révolutionnaire, comme dans la littérature qu’elle appelle de ses vœux, puissante et engagée. Car finalement c’est là le nœud du livre et du lien des trois femmes : la croyance qui donne le titre du livre. La croyance lorsqu’il s’agit, les derniers jours de la vie de sa mère, de faire comme si la rémission était proche. La croyance de Razan que la révolution peut l’emporter, alors même que les dissidents disparaissent les uns après les autres. Qu’il soit officiel et public comme celui de Marielle de Sarnez, fondamental et héroïque comme chez Razan, ou littéraire, comme chez Augier, le « croire » est à chaque fois une mise en jeu de soi. Et les livres, peut-être, permettent cela. 

L’une des plus belles anecdotes se situe à la fin : au chevet de sa mère mourante, qui ne peut plus prononcer un mot, Justine Augier commence à chanter, « la dernière chose que je me croyais capable de faire ». Elle chante une berceuse desEstivants, qu’elle avait jouée au lycée. « Il s’agissait d’une berceuse qui s’adressait à une mère adorée, que j’avais chantée sur scène et n’avais jamais oubliée, sans penser que cette histoire de berceuse chantée par un enfant pour sa mère avait quelque chose d’étrange ». Elle nous livre là le réel pouvoir de la littérature : sa capacité à agir au plus profond de l’individu, et à ressurgir sans prévenir, dans un moment de détresse, pour, si ce n’est donner sens, du moins consoler. La foi d’Augier est religion. 

Croire, sur les pouvoirs de la littérature, Justine Augier, Actes Sud, 132p., 18€