S’il y a une comédie musicale à aller voir en cette fin d’année à Paris, c’est bien cette Petite boutique des horreurs. Kitsch, sanglante et burlesque. Et un chanteur exceptionnel : Marc Mauillon.

Nous sommes loin de La Mélodie du bonheur. Grimaçante, faustienne en diable, La Petite boutique des horreurs s’en offre comme le parfait contrepoint. Au départ, cette Petite boutique n’est pourtant presque rien : petit film tourné par Roger Corman en 1960, et inspirée d’Edgar Poe, l’histoire du fleuriste Seymour qui se sauve et se détruit par la plante carnivore, excelle dans la série B. Il faut attendre vingt ans pour que le film devienne une comédie musicale à succès, signée Howard Ashman et Alain Menken. Nous sommes désormais dans les années 80, l’époque assume le mauvais goût, l’hémoglobine, et chérit ses monstres. Les années soixante n’ont laissé derrière elle que peu de croyance dans le rêve américain. The Rocky Horror picture show a ouvert la voie d’une comédie musicale horrifique. La Petite boutique des horreurs triomphe sous les rifs d’une guitare électrique, et la chanson « Feed me » chantée par une plante à grande bouche marqua pas mal d’adolescences. Avec intelligence, un sens hors pair de la scénographie et cet imaginaire fantasque et maîtrisée qui fait leur succès, Valérie Lesort et Christian Hecq restituent dans leur mise en scène ce double esprit de La Petite boutique : les robes en strass, les combinaisons en cuir, les costumes vert pomme, le chœur de chanteuses offrent les sixties. Les personnages, le jeu des acteurs, le côté très Elton John de Marc Mauillon, ( qui réussit là une nouvelle fois à se réinventer de manière impeccable ) nous invitent aux eighties. Et l’ironie avec laquelle les chanteurs nous racontent cette histoire s’avère très 2022. Les références se répondent, au premier, deuxième ou troisième degré, et rien n’interrompt l’harmonie d’ensemble. 

Pourtant, le risque était gros : transposer la comédie musicale en français, chasser les guitares pour un orchestre, Le Balcon, dirigé par Maxime Pascal, confier le rôle principal à un chanteur d’opéra, et le rôle culte d’Orin Scrivello à un chanteur du Balcon, Damien Bigourdan, dont on se souvient de la prestation dans Freitag aus Licht de Stockhausen dans cette même salle Favart, et placer au centre une marionnette géante, la plante, promettaient un certain nombre de difficultés. Or, le spectacle ne lasse voir aucune faiblesse. Seymour est maladroit, ingrat, invisible aux yeux de la jeune femme. Mauillon le joue ainsi, adoptant les chorégraphies très sixties des danseurs sur scène, et modulant la puissance de sa voix pour passer du rock à la chanson d’amour. De son côté, Bigourdan, qui reprend le rôle que Steve Martin incarnait dans le film des années 80, se révèle un acteur comique inoubliable. Ce dentiste shooté au gaz hilarant qui ne jouit que de la douleur de ses patients, devient un Elvis diabolique, aussi sexy que grotesque. La marionnette, elle, offre à la voix d’Njo Lobé un écrin d’artichaut parfait. Et autour d’eux, Judith Fa incarne une Audrey godiche à souhait et les choristes offrent un esprit débridé et une énergie constante au spectacle. Et pour la musique, même « Feed me » devenu dans cette version française, « Nourris moi », s’émoustille en version orchestrale. Bref, le Musical offre au public ravi ce qu’il vient chercher : le rire, l’enchantement et l’horreur. Satire d’une société dominée par le spectaculaire, constat désolant d’une Amérique qui n’offre aucun horizon à la jeunesse pauvre, La Petite boutique des horreurs cogne sur des airs intrépides, et nous rions jaune. Le spectacle agit en cela comme un récépissé de cet esprit américain des années 80 qui annonce tant de notre temps. Car après tout, là aussi, l’apocalypse était verte….

La petite boutique des horreurs, d’Howard Ashman et Alan Menken, direction musicale Maxime Pascal, mise en scène Valérie Lesort et Christian Hecq, Opéra Comique, jusqu’au 25 décembre.