Au théâtre du Rond-Point, la foisonnante Raphaëlle Boitel présente Chute des anges, une œuvre où se conjuguent danse, théâtre et cirque. 

Une nuit sans bruit envahit la salle. Un fin faisceau de lumière déchire l’obscurité, scrute l’espace, une silhouette masculine se dessine en ombre chinoise. Gestes saccadés, mouvements d’automate, l’homme sans visage prend vie de façon très chaplinienne. Est-il de dos, de face ? Peu importe. Il est le passeur d’un monde à l’autre, le lien entre réel et l’imaginaire. En un instant, La trivialité du quotidien a cédé la place à la poésie de l’éphémère. 

 Imperceptiblement, la lumière se fait plus intense. Des spots latéraux éclairent la scène. Des câbles virevoltent dans les airs. Des hommes, des femmes, marionnettes maintenues droites par les cintres de leurs pardessus noirs s’animent, se dandinent. Une musique très rythmique donne la cadence de leur gesticulation, de leur mimodrame. Le temps s’accélère. Les corps frénétiques s’agitent. La machine s’emballe jusqu’à la déraison, jusqu’à l’épuisement. Le noir reprend ses droits. La musique s’arrête. Les êtres retournent aux ténèbres. Seule, accroupie, une jeune femme refuse de disparaître. Elle cherche son souffle, tente d’exprimer, de hurler ses tourments intérieurs, mais aucun son ne sort de sa bouche. Le monde a changé, une autre réalité fait jour. Construite à la manière d’une fresque kaléidoscopique, alternant les séquences, tantôt véloces, tantôt ralenties, La chute des anges questionne l’humanité de demain, sa capacité à survivre, à poétiser un univers de plus en plus taylorien. Empruntant à Magritte sa pensée surréaliste, à Soulages sa maîtrise de l’outrenoir, à Pina Bausch, sa grammaire chorégraphique entre théâtre et danse, au cinéma muet sa capacité à faire mots des images, Raphaëlle Boitel déploie son propre langage, une écriture à la croisée des arts vivants. S’appuyant sur le très beau travail de lumières de son comparse Tristan Baudoin, l’artiste circassienne, dont quatre des dernières créations sont à l’affiche de cette saison 22-23, imagine une œuvre en clair-obscur entre comédie et tragédie. 

 Loin de toute narration, elle invente des récits, des instants de vie où se croisent entre ciel et terre, hommes, femmes, êtres célestes. Jouant les équilibristes, convoquant poutres aériennes et mât chinois, Raphaëlle Boitel signe un spectacle de haute voltige, où virtuosité, grâce et beauté rivalisent d’intensité. Les larmes succèdent aux rires. Les sirènes d’une possible apocalypse aux chants enjoués de l’entre-deux-guerres. Aux machines qui gagnent du terrain, envahissent le quotidien, l’Homme n’a pas dit son dernier mot. Plus vibrant que jamais, il lutte pour sa survie et pour que des ténèbres jaillissent la lumière. Les anges ont peut-être chuté, le divin s’en est allé, mais l’humain lui toujours se relève porteur d’un espoir toujours réinventé. 

La chute des anges de Raphaëlle Boitel. Théâtre du Rond-Point, Paris, du 6 au 31 décembre.