Mêlant habilement cinéma et théâtre, reportage et fiction, Depois do Silêncio  offre une vision aussi envoûtante que tourmentée du Brésil contemporain. 

Un plateau vide, à l’exception des tables réparties de chaque côté. Cet espace neutre quasi dépourvu d’indices, à part quelques dossiers empilés, est le point d’ancrage paradoxal de ce qui va s’avérer une incursion peu banale au cœur d’une dimension mal connue de la réalité brésilienne. Tout commence sous la forme d’un témoignage, celui de deux sœurs assises à l’une des tables. Mais leurs mots, déjà forts en soi, ne tardent pas à s’amplifier pour devenir un concert de voix s’enroulant les unes dans les autres, tandis que passé et présent entrent en résonance comme si l’on convoquait des esprits. 

À la fois metteuse en scène, dramaturge et cinéaste Christiane Jatahy, fait dialoguer dans Depois do silêncio (Après le silence), présenté début juillet au Festival de Marseille, différents niveaux de récit, entre fiction et reportage, théâtre et images filmées. Inspiré du roman Torto Arado du géographe bahianais Itamar Vieira et du documentaire Cabra Marcado para Morer du cinéaste Eduardo Coutino, le spectacle nous plonge dans un foisonnement étourdissant de récits à travers les voix de trois sœurs. En écoutant les deux jeunes femmes qui s’adressent à nous depuis la scène, pas une seconde on a le sentiment d’avoir affaire à des comédiennes. Leur présence a la simplicité de ce qui ne s’invente pas. Elles sont venues là pour témoigner. Et ce qu’elles ont à dire est lourd du poids de ce qui a été payé au prix fort – par le combat, la violence, la mort, le sang versé – : la force de l’attachement à sa communauté autant qu’à la terre et la souffrance du déracinement. « Je demande la permission à nos ancêtres ainsi qu’à nos plus jeunes de parler en leurs noms », annonce la femme se plaçant ainsi sous la double responsabilité des morts et de ceux amenés à perpétuer la tradition. Il est bientôt question de lutte pour la terre de la part de plusieurs générations arrivées au début du XXe siècle dans un lieu nommé Chapada Diamantina dans l’arrière-pays de Bahia. Là coule un fleuve dont les eaux « transparentes et noires comme un miroir » charrient des diamants, dont l’exploitation durera jusqu’en 1995. La plantation où sont nées les deux femmes s’appelle Agua Negra. En échange d’un logement en torchis, leurs parents et grands-parents avaient l’obligation de travailler pour la plantation. S’il était interdit de bâtir en dur, c’est pour que les propriétaires terriens puissent détruire les maisons et en chasser les occupants quand bon leur semblerait. 

D’où le combat pour la terre d’abord mené par Joaô Pedro Texeira, assassiné en 1964. Puis dans les années 2000 par Severo Dos Santos qui sera assassiné à son tour. Ce drame qui implique directement une des femmes présente sur scène puisque l’homme était son compagnon, s’inscrit sur un fond mythique où la terre et les rituels jouent un rôle déterminant. Alors que l’on passe régulièrement de l’écran à la salle, immergé au cœur de ces lieux âprement défendus et habités, on assiste à la cérémonie du jarê, rituel syncrétique où il est question de possession par des esprits, les orishas ou les encantadas, voire Côme et Damien, qui dispensent leurs conseils à ceux qui savent écouter. Les identités tendent alors à se chevaucher comme si une même personne en assumait plusieurs. On ne sait plus toujours qui parle. Est-ce Bibiana, Juliana, Belonisia ou encore Gal ? Toutes se souviennent de Zeca Chapeu Grande, chef de la communauté, « père de saint » et guérisseur dont l’épouse était sage-femme. Il y a aussi l’histoire du couteau volé au propriétaire de la plantation et qui a coupé la langue de Belonisia. « Tout ce qui restait était réduit au silence », est-il dit après la mort de Severo. Mais ce silence, c’est aussi celui de la jeune fille empêchée de parler puisqu’elle n’a plus de langue. C’est le silence imposé à cette communauté que les planteurs veulent expulser d’Agua Negra alors qu’ils y vivent et en travaillent la terre depuis plusieurs générations. Ou encore le silence de la forêt pleine de jaguars – où l’on peut se perdre mais aussi se ressourcer. Autant de silences d’autant plus criants qu’ils sont lourds de présupposés. D’où la nécessité de parler comme en témoigne ce spectacle plurivoque où réalisme et magie se conjuguent pour nous offrir une vision aussi exceptionnelle qu’admirablement fouillée du Brésil contemporain.

Depois do Silêncio (Après le silence), de et par Christiane Jatahy, du 23 novembre au 16 décembre au Centquatre (Paris 19).