Natif d’Odessa, vivant aux États-Unis, Ilya Kaminsky, parrain de l’excellent festival Un week-end à l’Est, sait que la grande poésie est ambitieuse, viscérale, maîtrisée. Comme cette République sourde

« Notre pays est la scène. » : ainsi commence un des premiers poèmes de ce chant protéiforme, où les choses gardent leur poids tout en se nimbant d’étrangeté, comme si elles-mêmes entraient sur quelque scène. Cette scène donc : un pays, une ville, les brutalités des militaires, un mort. Mais l’acoustique n’est pas bonne sur le théâtre poétique d’Ilya Kaminsky : la surdité, qui dépasse les limites de la simple métaphore ou de l’efficace analogie, s’est emparée des habitants. Ce qui n’empêche nullement d’entendre – ce qui au contraire rend plus net, plus retentissant – tout ce qui s’agite ici : Dieu, l’amour, la résistance, le corps… « Notre pays est la scène. », et nous sommes tous ses citoyens et ses acteurs. 

Le livre évoque tantôt nettement les Etats-Unis d’aujourd’hui, puis tantôt ce sont les consonances des noms qui évoquent les pays de l’Est. Ailleurs, ce sont des réminiscences de la Shoah… Pourquoi une telle amplitude ?

Bien que ce livre soit une fable, il y a, en son centre, un jeune homme abattu par la police en pleine rue, dont le corps reste des heures par terre derrière le ruban de la police. Est-ce une image ukrainienne ? Oui. Mais c’est aussi une image américaine. Je vis en Amérique depuis 1993. Comme tout réfugié ou tout immigré, j’ai tendance à comparer les deux réalités. Et la réalité de l’Amérique, c’est la violence du racisme envers les citoyens du pays eux-mêmes. En tant qu’Américains, il semble que nous fassions en permanence comme si l’histoire est quelque chose qui a lieu ailleurs, un malheur qui arrive aux autres. Mais l’histoire gît là, en plein milieu de nos rues, juste derrière le ruban jaune de la police, nous montrant qui nous sommes. Et oui, je suis un Juif de l’ex-URSS, alors la Shoah vient toujours à l’esprit devant une crise. 

Au bout du compte, le livre est une fable. Pourquoi ?

Parce que la fable, le conte de fées, en tant que genre, peut traverser les frontières d’une culture ou d’un pays donnés. Nous lisons des contes de fées du monde entier à nos enfants, et il y a quelque chose dans ces contes qui nous touche, où que nous soyons. Et j’ai voulu qu’il en soit ainsi de l’histoire de ce livre : pas seulement une histoire ukrainienne ou américaine, mais une histoire d’êtres humains vivant dans le monde qu’ils ont créé. 

Le livre se lit comme un tout, coulé qu’il est dans un cadre tragique et dans une structure théâtrale, mais les différents poèmes affectent des longueurs variées, renvoient à des modèles poétiques distincts tandis que les tonalités elles-mêmes parcourent un large spectre…

Je vois le livre comme un échantillon d’un genre hybride, un recueil de poèmes qui s’avancent sous la forme d’un drame et d’une fable. Mais qu’est-ce qu’un hybride ? Pourquoi apparaissent-ils ? Ils apparaissent quand il vous faut dire quelque chose qui ne peut être dit autrement, quelque chose pour quoi vous avez l’impression de ne pas trouver une forme déjà prête, mais qu’il faut pourtant dire. 

Si vous êtes un réfugié ou un immigré, c’est à peu près votre situation : les genres établis restent éloignés de ce que vous voulez dire : vous n’êtes pas en Ukraine, vous n’êtes pas en Amérique – comment cesser d’être un émigré, alors même que vous avez vécu dans ce nouveau pays depuis plus de vingt ans ? C’est ça, être hybride. La difficulté des genres hybrides est de créer un modèle qui s’adresse à la fois à votre part russe-ukrainienne-juive et à votre part d’Américain-vivant-à-quinze-kilomètres-de-la-frontière-à-San-Diego. Mais aussi, en fin de compte, ceci : les poèmes peuvent contenir des informations, mais ils ne sont pas sur des informations. Un poème n’est pas sur un événement ; c’est un événement. 

La surdité, le silence, la manière dont ils affectent la parole, leur sens politique, existentiel : tels sont les grands ressorts du texte… Comment une condition telle que la surdité peut-elle revêtir des sens aussi larges qu’elle ne semble pas, en apparence, impliquer ? 

Je n’ai pas porté d’appareil auditif avant l’âge de 16 ans. En tant qu’enfant atteint de surdité, mon pays m’apparaissait comme une nation privée de son. J’ai entendu l’URSS s’effondrer avec mes yeux. A la fin de République sourde, on trouve ces mots : « Les sourds ne croient pas au silence. Le silence est l’invention des entendants. » Si on prend la théologie ou la philosophie dans le monde occidental, elles jouent, pour une bonne part, très largement avec une idée du silence. C’est presque un fétiche, le silence. Le silence et Dieu, le silence et la moralité, le silence et la vie publique, et ainsi de suite. On a écrit des livres entiers là-dessus, de pleins rayonnages en fait. Et si maintenant on s’en passait – si on disait que le silence n’est qu’une invention, comme la plupart des gens atteints de surdité vous le diront – qu’est-ce qui resterait ? Et s’il ne reste qu’un jeu ? Qu’est-ce que ça nous dit ? Ça nous dit quelque chose de notre culture et de ses limitations. Car qu’est-ce que le silence si vous posez la question à une personne sourde, et qu’elle vous répond qu’il n’existe pas ? Car il n’existe pas pour 10% de la population de la planète. Alors, qu’est-ce qu’il fait dans notre théologie, dans notre philosophie, etc. ? Et je voudrais aussi soulever une question plus immédiate, plus urgente, une question qui s’inscrit dans la perspective des « disability studies » [les recherches sur le handicap, NDLR]. En tant que personne malentendante, l’idée que le corps handicapé devrait quitter le domaine de la chambre d’hôpital pour le domaine de la minorité politique m’intéresse. En Amérique, à l’heure qu’il est, même les candidats de gauche laissent dix millions d’habitants privés d’assurance maladie. Vous voyez comment la question devient soudain pertinente politiquement, maintenant ?

Bien sûr, il y a encore d’autres façons d’envisager le silence : les silences entre deux amants par exemple, quand ils se créent leur propre langage de gestes, et qu’aucune parole n’est nécessaire, quand la vraie compréhension ne peut être que le silence. 

Ilya Kaminsky, République sourde, édition bilingue, traduit de l’anglais par Sabine Huynh, Christian Bourgois, 140 p., 18€

Festival Un Week-end à l’Est, du 23 au 28 novembre. Découvrez l’intégralité de la programmation en suivant ce lien.