Drôle et enlevé, grave et foisonnant, le nouvel Emmanuelle Bayamack-Tam pratique à merveille l’art du télescopage. Un des sommets romanesques de la rentrée. 

Comme une broche fichant sur une des toilettes de Hind la densité insistante d’une noire gemme, il y a, au principe du dernier Emmanuel Bayamack-Tam, Les Chimères. Opiniâtrement opaques à la grosse clarté du gros bon sens qui éclabousse, ces sonnets, un roman pouvait-il, sans les diluer, en prolonger le rayonnement ? La réponse n’a rien d’énigmatique : oui, et avec quel doigté, avec quelle verve ! Car son brio et son habileté d’assembleuse embrassent tout : la cohorte des poètes, Nerval, donc, Aragon, Saint-John Perse…, et avec eux aussi, obéissant aux séductions réactualisées de l’« ancienne romance » nervalienne, Serge Lama ou encore Khaled, puis encore Lovecraft, puis encore Wagner…  

Le roman est à l’image de Hind, disais-je, sans doute un des plus beaux personnages de récente mémoire de lecteur, un de ces personnages où les exigences de la justesse psychologique n’entament jamais la conscience de leur nature esthétique, du sublime jeu de construction qu’est toujours une créature de lettres. Hind, donc, avec « son élégance désuète, son allure sensationnelle », au rebours des modes du moment ; Hind, issue d’une famille algérienne, trans, dure comme ceux qui persistent à durer envers et contre tout en milieu hostile, (« La grande affaire de ma vie, ça a été la survie. »), et pourtant  touchante : Hind altièrement égoïste, sacrifiant comme un Moloch insensible la dévotion amoureuse de Lenny, mais tombant elle-même folle amoureuse ; Hind femme, trans, « fille idéalement belle et dotée d’un pénis fonctionnel », mais aussi mère de Farah – Hind se tient sur ce que Claudel appellerait un « plan de clivage », cette surface sensible où s’apposent les réalités les plus contradictoires. 

Et chaque page du roman est elle-même une de ces surfaces paradoxales. Voici Lenny, consumé dans la fournaise amoureuse de Hind, mais aussi fondateur de l’Eglise de la Treizième Heure, hybride poético-millénariste où les textes sacrés ont cédé la place aux vers et aux rimes. C’est l’occasion pour Emmanuelle Bayamack-Tam de pratiquer un joyeux syncrétisme stylistique et de faire miroiter, kaléidoscopiquement, ces plans en apparence si peu compatibles : élans de compassion et mordant satirique, anéantissement de Lenny dans la douleur lorsque Hind le quitte et tendresse pour Farah… Farah, fille  de Hind, donc, mais aussi de Lenny (Emmanuelle Bayamack-Tam joue, avec le sérieux hilare des grands écrivains, sur les lois de stratification familiale propres au romanesque, sur la complexité des engendrements et des relations de parenté). Farah, intersexuée, mais surtout émanation de la jeunesse, celle-ci véritable « plan de clivage entre le visible et l’invisible », pour restituer dans son intégralité la formule de Claudel. Entre le visible du maintenant, et l’invisible de demain, de l’inconnu qu’on part créer à l’orée de la vie. 

Emmanuelle Bayamack-Tam, La Treizième Heure, P.O.L, 512 p., 23€