Un très beau roman de Claudie Hunzinger, où l’inquiétude le dispute à la grâce, où bêtes, arbres et humains s’entrelacent.

« Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix » : Proust devançait ainsi l’expression de défiance analogue qu’inspire à Claudie Hunzinger – ou, plutôt, à Sophie Huizinga, son reflet de fiction – un robuste tempérament de romancière : « Les idées, c’est pas pour toi. Balaie direct les idées. Ne philosophe pas. Ne théorise pas davantage. » Salutaire exhortation d’une « petite voix » qui trace un portrait de Sophie-Claudie en « sentinelle », non en doctrinaire, pétrie de contradictions joyeusement assumées tel un Whitman du XXIe siècle. Elle est écolo et féministe comme elle est écrivain, non « écri-vaine » : dans la chair de la vie, pas dans la camisole du concept.

« Sentinelle », donc : Sophie, depuis les « Bois-Bannis », sa retraite forestière observe. Recueillant toutes sortes de traces. Celles d’un monde qui, « en bas », accomplit son œuvre d’autodestruction, attentant à sa faune, à lui-même. Celles encore, lisibles à même son propre corps, de l’âge qui les atteint, elle et Grieg, son compagnon, qui, érémitique, n’a pas abjuré l’« extravagante ivresse » de liberté des années soixante-dix. Traces toujours que ces fantômes d’une enfance révolue – ou peut-être jamais finie, tant tout le livre se meut dans un milieu qui tient de l’enfance. Là, la rêverie touche au merveilleux ou à l’animisme, obéissant aux lois d’une imagination évocatoire (« c’est comme ça, je ne peux pas faire autrement, j’adhère lyriquement au moindre réel quel qu’il soit ») ; là, la curiosité ivre de l’enfance restitue un colchique ou une tique.

Sentinelle, Sophie se tient toujours à la marge et c’est précisément le seuil de la maison des Bois-Bannis que franchit, un jour, une petite chienne meurtrie. C’est elle, Yes, baptisée ainsi autant par Sophie que par Molly Bloom, d’où provient ce « oui » irlandais et désormais canin – c’est elle, donc, Yes, en vertu sans doute de la « race de berger » dont elle est issue, qui est comme l’emblème de toute cette activité de vigilance.

Il y a toujours, chez la sentinelle, la tentation de franchir le seuil, frontière ou barrière. Témoin ce très beau passage où Arcimboldo le dispute à Whitman : « je grouillais de nature à l’intérieur. N’étais plus une femme, seulement de la nature. » On se rappelle la « petite voix » de tout à l’heure, qui enjoignait : « Ne philosophe pas. » Mais voilà que dans l’humus de citations, d’allusions, de Janet Frame à Trust (oui, oui…) on croise une phrase étonnamment familière, étonnamment philosophique : « Le réel est tout ce qui arrive. » Wittgenstein, un brin modifié, pointe son nez, mais c’est à une autre proposition du même qu’on pense : « Les limites de mon langage signifient les limites de mon monde. » Peut-on se déposséder de soi, devenir « seulement de la nature », jusqu’à sortir de son monde, à franchir ses ultimes limites – celles du langage ? 

Claudie Hunzinger, Un chien à ma table, Grasset, 288 p., 20 €