Servi par une mise en scène très inspirée de Silvia Costa, Freitag aus Licht, de Karlheinz Stockhausen par l’ensemble Le Balcon est une réussite à voir à l’Opéra de Lille, puis à la Philharmonie. 

Un homme tout en blanc portant chapeau et bottes ailés avec en bandoulière un clavier de synthétiseur s’avance au centre de la scène. Sur une plateforme surplombant le plateau, un personnage vêtu d’une blouse blanche d’ingénieur manipule une sphère lumineuse. Sur le côté, deux écorchés d’homme et de femme s’illuminent en bleu et en rouge. Si ces images fugitives ont de quoi déconcerter, ce n’est encore rien par rapport à ce qui va suivre. Car en matière d’étrangeté, le spectateur qui assiste à Freitag aus Licht (« Vendredi de Lumière ») de Karlheinz Stockhausen mis en scène par Silvia Costa n’est pas déçu. Appartenant au cycle Licht, constitué des sept jours de la semaine, cette œuvre que j’ai pu voir le 5 novembre à l’Opéra du Nord, à Lille, fait suite à Donnerstag, joué en 2018 (repris en 2021), Samstag en 2019 et Dienstag en 2020. Cette série d’opéra composés entre 1977 et 2003 est rarement représentée, aussi on ne saurait trop saluer l’initiative de Maxime Pascal et de son ensemble Le Balcon qui depuis 2018 ont entrepris de faire entendre l’intégralité de Licht. Cette œuvre d’art totale met en scène et en musique – les deux sont indissociablement liés – un vaste drame cosmique s’inspirant de diverses cultures et traditions ésotériques dont les héros, Michael, Lucifer et Eve représentent des tendances spirituelles. Michael est l’ « Ange créateur de notre univers ». Lucifer est son antagoniste. Eve travaille à l’avènement d’une humanité plus musicale. 

Au cœur de Freitag aus Licht, il y a la tentation d’Eva par Ludon – une des incarnations de Lucifer. Ludon (la basse Antoin HL Kessel) propose à Eva (la soprano Jenny Daviet) de s’unir avec son fils Caino (le baryton Halidou Nombre). Cette demande a lieu dans un monde marqué par l’opposition du blanc et du noir ; avec d’un côté les enfants d’Eva, vêtus de blancs, et de l’autre ceux de Ludon, vêtus de noirs. Les enfants chantent et jouent de la musique. Ce contraste est pour Stockhausen un point de départ, car ce qui l’intéresse dans cet opéra, c’est « la tentation d’utiliser le corps comme un instrument de musique (…) Une situation musicale est ainsi transformée en une autre (à des degrés très divers) : le vocal en instrumental, l’instrumental en électronique, l’électronique en situation sonore surréaliste ». 

Pour restituer ces multiples transformations et passages d’un plan à un autre, Silvia Costa a organisé l’espace en deux parties : à l’avant-scène, il y a les actions « réelles » entre les protagonistes et, à l’arrière, sur une plateforme surélevée, ce que Stockhausen appelle les « scènes de son » impliquant divers couples d’objets ou d’images ordinaires du quotidien. Il y a notamment un chien et un chat, un flipper et un joueur de flipper, une photocopieuse et une machine à écrire, un ballon de football et une jambe de joueur de foot, une voiture de course et son pilote, un cornet de glace et une bouche… Pour donner vie à cette galerie – entre pop art et bande dessinée de Moebius – qui se dévoile progressivement, Silvia Costa a introduit cinq enfants vêtus de blouses blanches, tels des ingénieurs de science-fiction.

Le glissement intempestif d’un plan à un autre donne le sentiment que les événements sont mus par une dynamique inaltérable soulignée par le continuum sonore de la musique électronique. C’est sur ce fond que se déroule la tentation à laquelle Eva consent de s’unir avec Caino. La scène très réussie où tous deux font l’amour au bord d’un lac où se reflète la lune au début de l’acte II est un des temps forts du drame. Mais tout dans ce spectacle hors du commun est parfaitement géré. Même si on n’est pas toujours sensible aux spéculations ésotériques du compositeur, le chant admirable et le jeu émouvant de Jenny Daviet emportent l’adhésion. Et la musique jouée au cor de basset par Iris Zerdoud et à la flûte par Charlotte Bietton. Antoin HL Kessel et Halidou Nombre n’est pas en reste dans cette aventure cosmique de Stockhausen. 

Freitag aus Licht, de Karlheinz Stockhausen, direction musicale Maxime Pascal, Ensemble Le Balcon, mise en scène Silvia Costa. Le 8 novembre à l’Opéra de Lille, Lille. Le 14 novembre à La Philharmonie, Paris. Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.