Brigitte Giraud revient avec un des livres les plus bouleversants de cette rentrée littéraire, Vivre vite. Autour d’un deuil. Elle est la lauréate du Prix Goncourt 2022.

Comme si on n’avait pas assez de boulot comme ça, l’idéologie (il n’y a pas d’autres mots) du travail de deuil a fait des petits en littérature. Autrefois on parlait de travail pour les accouchements, désormais c’est pour les enterrements. Est-ce parce que les livres ont la même forme que les pierres tombales ? Est-ce parce que, comme l’expliqua Sollers, la couverture d’un livre est le seul endroit où votre nom apparaît seul comme sur votre tombe ? En tout cas, on ensevelit désormais les siens par écrits : le père, la mère, le frère, la demi-sœur, l’amie, le chat, le perroquet… On est réduit en cendres, on ressuscite papier… Parfois la femme ou le mari mais, il faut le noter, c’est beaucoup plus rare. (Catherine Robbe-Grillet a quand même écrit un beau livre sur Alain. Et Brigitte Giraud, on verra.) Cette littérature de deuil est donc devenue un genre en soi, lequel se distingue nettement de ce que fut autrefois l’oraison funèbre, magnifiée par Bossuet, ou encore le Tombeau, embelli par Mallarmé. C’est un roman ou le plus souvent, un récit. Le genre naît assurément au XXe siècle, mais quand exactement ? Peut-être en 1954 avec Le livre de ma mère d’Albert Cohen. Chaque rentrée littéraire en comporte quelques exemplaires. L’année dernière, c’était le joli livre d’Emmanuelle Lambert sur son père ; cette année, c’est celui, pas moins beau, d’Oriane Jeancourt Galignani notre rédactrice en chef. On notera que ces livres sont souvent écrits sur le vif, si l’on peut se permettre, comme s’il fallait éviter que la chambre funéraire ne devienne froide. Le père de Constance Debré meurt-il ? Elle en fait direct un livre où, pour commencer, elle nettoie le cadavre. Comme si la mise en livre était une seconde mise en bière.

En 2001, deux ans après la mort dans un accident de moto de Claude, son compagnon, le père de son fils et « l’homme de ma vie » comme elle continue de l’appeler fidèlement pas loin d’un quart de siècle après sa disparition, Brigitte Giraud avait fait son travail de deuil avec un petit livre intitulé À présent.  « C’est idiot » me dit-elle lorsque nous nous rencontrons, « j’ai oublié de te l’apporter ». Manquer un acte manqué, c’est le réussir. Je ne lirai sans doute jamais À présent, cette première version du drame sur lequel l’écrivaine revient donc aujourd’hui, plaies refermées, mais cicatrices bien visibles, avec Vivre vite. Cette fois, le deuil a fait son travail analytique : c’est lui qui bosse. Brigitte Giraud en est bien consciente, qui me dit : « C’est le livre de ma vie ». Ce qui s’entend de deux façons : d’une part, que ce onzième roman est certainement son meilleur, ainsi qu’elle le sait et que le dit son exergue : « Écrire, c’est être amené à ce lieu qu’on voulait éviter ». Elle y est et nous y entraîne dans son sillage. Préparez vos mouchoirs ; il y avait belle lurette que je n’avais pas éclaté en sanglots au beau milieu d’un livre. Mais « livre de sa vie », cela signifie aussi un projet autobiographique par lequel l’autrice, au-delà de l’obscurité atone du drame qu’elle a vécue, essaie de comprendre pourquoi elle a eu cette vie-là plutôt qu’une autre. En deux cents pages divisées en rapides chapitres écrits la poignée dans le coin comme disent les motards, Giraud raconte sans trembler que si les motifs d’une vie ou d’une mort paraissent sans raison, c’est-à-dire le fait du hasard ou d’un coup de dés, cela ne signifie pas pour autant qu’on ne doive pas les questionner. Face à ce qui semble le fatum, l’écrivaine réimpose du cartésianisme froid. Après tout, les dés auraient pu ne pas rouler. Oui, mais à quelles conditions ? Elle rédige donc Le livre des questions pour reprendre le magnifique titre d’Edmond Jabès. Giraud me dit qu’en écrivant, elle a beaucoup pensé aux artistes suisses Peter Fischli et David Weiss qui, reprenant le principe des dominos s’abattant les uns après les autres, ont produit des installations sophistiquées qui interrogent l’ordre et le chaos en reconstituant les circonstances saugrenues, hasardeuses, par lesquelles se déclenchent les catastrophes. En interrogeant artistiquement, ainsi que Giraud le fait ici littérairement, la relation de cause à effet. Et si… Si j’avais eu un téléphone portable… Si l’heure des mamans n’avait pas été aussi l’heure des papas… S’il avait plu… Si Claude avait écouté Don’t Panic de Coldplay et non pas Dirge (qui veut dire chant funèbre en anglais) de Death in Vegas avant de quitter le bureau, alors il ne serait peut-être pas mort à moto. « Avec des si » disait ma grand-mère, « on mettrait Paris en bouteille ». Une phrase qui m’a fait longtemps rêver. Je ne saisissais pas ce qu’elle voulait dire. Grâce à Brigitte Giraud, je crois que j’ai enfin compris. Avec la multitude des Si qui structure son livre, elle a mis la perte de l’homme de sa vie en bouteille. À ne pas secouer, dirait Henri Calet, car pleine de larmes. Premier des Si : si Brigitte et Claude son compagnon n’étaient pas nés au début des années soixante, ils n’auraient pas été des enfants du rock et eu cette ambition, ainsi formulée par Lou Reed, de « vivre vite ». Je n’ai pas connu Claude mais j’aurais pu. Il était critique de rock en même temps que moi, lui au Monde, moi à Libé. Il lisait Lester Bangs comme moi et écoutait de même Dominique A dont, des années plus tard, Brigitte publiera le premier livre dans la collection qu’elle dirigeait alors chez Stock. Il y a ainsi quelque chose de tragiquement bourdieusien dans ce livre, répétant qu’on est à la fois le produit de sa génération, de sa classe et de son milieu social. Que ce déterminisme-là peut engendrer aussi bien le bonheur que le malheur. Si Brigitte n’avait pas voulu s’émanciper socialement et posséder une maison plutôt qu’un appartement, Claude ne serait pas mort. Si le capitalisme, déjà en phase de mondialisation ardue, n’avait pas autorisé en Europe la vente de la moto Honda 900 CBR interdite dans son pays d’origine, le Japon, car jugée bien trop dangereuse, Claude ne serait pas mort non plus, comme elle l’explique dans l’un des chapitres les plus fouillés de son récit. On y ressent à pleins poumons ce que d’aucuns appelleraient l’ironie du sort ; mais qui n’est en fait que l’ironie que l’on sort promener le soir comme un chien. Il y a une leçon de vie dans Vivre vite qui, à rebours de son titre, serait très longue à maturer, selon laquelle l’inexplicable pourrait bien être explicable, mais toujours en pure perte. Que face au drame advenu, on ne fait plus que suppurer des supputations.

Les poser toutes par écrit, ainsi que le fait Brigitte Giraud dans une rationalité systématique presque obscène eu égard à la mort accidentelle de Claude, l’amour de sa vie ; les raconter dans une cascade aussi tumultueuse que tueuse de circonstances ; faire ainsi mentir l’idée que l’on se fait assez paresseusement du destin – tout cela dessine dans ce livre implacable une incroyable figure de défi à cette mort dont nous oublions trop facilement qu’elle nous rend, nous, vivants.  

Brigitte Giraud, Vivre vite, Flammarion, 208p., 20 €