Racontant l’amour fou jusqu’à consumation totale d’une humaine pour le roi des dieux, cette production de l’opéra de Georg F. Haendel bénéficie d’une mise scène de Barrie Kosky, situant l’action dans un espace calciné, ainsi que d’une distribution impeccable sous la direction musicale sans faille d’Emmanuelle Haïm.

À peine mariée, elle disparaît en s’engouffrant dans la cheminée. Derechef les convives s’emparent de la longue traîne nouée dans ses cheveux pour la ramener à son mari et à la raison. Drôles de noces, allègrement célébrées par le chant euphorique du contre-ténor Paul-Antoine Bénos-Djian dans le rôle d’Athamas, tandis que Sémélé (la soprano Elsa Benoit), sa jeune épousée, tente de s’enfuir par tous les moyens ! La scène assez cocasse dans un registre quasi surréaliste suggère une dimension plus inquiétante, que la suite confirmera. 

La tension permanente entre des plans incompatibles – comique et tragique, réel et fantastique, humain et divin – est un des aspects les plus convaincants de cette mise en scène par Barrie Kosky de Sémélé de Haendel, présenté début octobre à l’Opéra de Lille sous la direction magistrale d’Emmanuelle Haïm. A priori, le choix d’installer l’action dans un salon spacieux dévasté par un incendie a de quoi surprendre. Les murs noircis par le feu, les larges cheminées surmontées de miroirs maculés de suie, le parquet imprégné d’une matière grisâtre, tout laisse entendre que la catastrophe a déjà eu lieu. En témoigne ce tas de cendres fumant à l’avant-scène. Tas d’où émerge Sémélé. On la voit ensuite mue par un accès de claustrophobie digne d’un cauchemar se ruer vers les portes à double battants désespérément closes en fond de scène et sur les côtés. Plus tard on l’apercevra de l’autre côté du miroir.

Conçu à l’origine par Haendel comme un oratorio sur un livret de William Congreve, cet opéra s’inspire d’un épisode des Métamorphoses d’Ovide. Le peu d’intérêt de Sémélé pour Athamas s’explique par sa passion secrète pour un dieu. Pas n’importe lequel puisqu’il s’agit de Jupiter qui a pris les trait d’un humain. Cet amour partagé avec le roi de l’Olympe déplait fortement à Junon, son épouse. Se faisant passer pour Ino, la sœur de Sémélé, la déesse insuffle chez l’amoureuse le désir ardent d’éprouver pour l’éternité les jouissances vécues auprès de son amant. Afin de devenir immortelle, elle doit se refuser à Jupiter jusqu’à ce que le dieu jure de la laisser le contempler non plus sous forme humaine mais sous sa véritable apparence. Jupiter accède à son désir – à contrecœur, car aucun humain ne peut le voir sans aussitôt périr. À sa vue, Sémélé est transformée en cendres. 

Lors de sa création en 1744 au Covent Garden de Londres l’œuvre fut jugée comme « un opéra obscène ».  En réalité le charme de Sémélé tient à son traitement désinhibé d’une passion amoureuse exposée dans toute sa sensualité. Non sans quelques détails comiques dans le spectacle quand Sémélé ôte à Jupiter ses souliers pour lui masser la plante des pieds, révélant les chaussettes rose fuchsia portées par le dieu. Jouant de sa forte stature rehaussée par une abondante chevelure, le ténor Stuart Jackson, quoique annoncé par des coups de tonnerre, campe un personnage plutôt sympathique auprès d’une Sémélé émouvante dans sa folle traversée du miroir. 

L’ensemble de la distribution est porté par une grâce virevoltante qui doit beaucoup au jeu extrêmement vif des chanteurs. Que ce soit la bouillonnante Emy Gazeilles dans le rôle d’Iris, la piquante Ezgi Kutlu dans celui de Junon, l’imaginative Victoire Bunel dans le rôle d’Ino ou encore le pétillant Evan Hughes dans le rôle de Somnus, dieu du sommeil, sans oublier les interventions stimulantes du chœur, tout contribue à faire de cette Sémélé un spectacle de belle tenue. Jusqu’au « Happy, happy… », final paradoxal – face à une Sémélé calcinée –, chanté depuis la salle en un ultime élan d’enthousiasme saluant le mariage d’Athamas et Ino, mais aussi la naissance de Dionysos, fruit des amours de Sémélé et Jupiter.

Sémélé, de Georg F. Haendel, d’après le livret de William Congreve, direction musicale Emmanuelle Haïm, mise en scène Barrie Kosky, Le Concert d’Astrée chœur et orchestre en résidence à l’Opéra de Lille. Jusqu’au 16 octobre à l’Opéra de Lille (59).