Clémence Boulouque, dont on retrouve la plume dans les pages de Transfuge, démontre dans les pages de cet essai qu’on peut parler d’actualité sans vacuité, de COVID sans tomber dans le vide des opinions. Erudit, jamais intimidant, toujours vivifiant.

Il est des livres qui, malgré la translucidité cristalline de la langue semblent moins composés pour l’éclat immédiat, rassurant, quelque peu éphémère aussi, superficiel souvent, qu’ils produisent dans l’intelligence que pour une lente et sourde croissance dans les recoins ombreux de la pensée – là où l’âme prend sur elle-même des vues profondes. Il est des livres bâtis sur les fermes assises du savoir, sur l’attentive et synthétique lecture des textes : Ezéchiel, Zacharie, Mathieu ici, Sophocle et Thucydide là, un traité du Talmud, le Baba Kamma ailleurs, plus loin encore, telle une arabesque dont le jet obéirait non à quelque bizarrerie de conception, mais à une rigueur plus haute voici Chaucer à qui succède Julienne de Norwich qui se prolonge dans T.S. Eliot… Dédaignant l’affectation pédante de la somme ostentatoire, dédaignant aussi la hauteur raide de celle-ci (Clémence Boulouque a des vertus pédagogiques sans pareil, une façon d’être de plain-pied avec son lecteur), le livre les fait croître, cette prolifération sans prolixité de références, comme des germes se développent à l’abri de nos surfaces de chair, dans nos replis.

Comme des germes, comme un virus, bienfaisant celui-ci, et peut-être sont-ce là la méthode, la nature et la formule de la sagesse ? Toujours est-il que ce livre qui, précisément s’attache à penser par les textes les épidémies, pestes biblique ou hellénique ou noire, choléra, SIDA, et la Covid en bout (provisoire) de chaîne, œuvre viralement sur la pensée du lecteur. « Penser les épidémies » ? Il vaudrait mieux dire les envelopper d’une riche demi-teinte, infiniment plus féconde que les conclusions toutes faites. Car la pensée humaine, et c’est l’idée qui ne cesse de muter tout au long de ces pages, lorsqu’elle se confronte à la maladie, à ces maladies au carré que sont les pestes et leurs cousines, ne suit plus la claire et droite marche qui préside au développement paisible des organismes : elle-même épouse la forme, les lois et les procédés de ce à quoi elle s’attache. Pour le pire, comme pour le meilleur, la pensée de la pandémie est une pensée pandémique, un virus de l’intellect, qui peut aussi bien nous vacciner, comme le fait Clémence Boulouque, qu’exacerber nos maux.

Ce virus de la pensée, le livre le suit donc sur les chemins de l’histoire et des textes. Sa forme la plus familière – ne dit-on pas qu’il ronge ? – revêt l’aspect du doute ; devant la peste, nous dit Thucydide, les valeurs de la cité, comme pestiférées, sont écartées, et règne l’anomie ; devant les peste, la foi, craignant l’infection recule, et Clémence Boulouque recueille tous les symptôme de ce désengagement de l’homme face à un Dieu qui semble, justement, lui aussi, se désengager : de la Torah au Talmud, « de l’arbitraire de Dieu à son insignifiance », le doute propage son virus (parfois bénéfique d’ailleurs).Comme dans le cauchemar – ou le rêve – d’un épidémiologiste, d’autres formes font leur apparition. Certaines, à défaut d’emprunter les postillons, se fixent sur les mots, et le livre se montre attentif aux traductions (du grec, de l’hébreu), soucieux de donner la qualité et la mesure d’une épidémie textuelle (ainsi, la peste de Thucydide irradie comme une cellule souche dans les descriptions ultérieures). Ailleurs ce sont autant les mots que les idées qui suivent le cours d’un développement viral. Mutations : comment l’apocalypse, qui revient comme un réflexe à chaque épidémie, peut, texte sacré (saint Jean bien sûr) ou schéma de pensée, désigner à la haine chez Joachim de Fiore le sultan Saladin, ou devenir l’instrument canonique de QAnon. Multiplication d’une abomination pathologique : des Flagellants du XIVe siècle aux massacres des Juifs au XIVe siècle à la lutte contre les hérésies au Protocole des Sages de Sion à Renaud Camus aux déraisons tout aussi insanes et meurtrières qui font des Juifs l’origine de la COVID, l’obsession du bouc émissaire n’en finit pas de se répliquer. Des livres comme celui de Clémence Boulouque immunisent durablement, définitivement, même, contre une telle perniciosité.

Clémence Boulouque, Nos Apocalypses. Ce qui nous lie quand le mal nous frappe, Stock, 300 p., 23€