À la Comédie-Française, Thomas Ostermeier vient de créer un Roi Lear qui déjoue les attentes. Loin de l’habituelle colère tragique, on découvre une mise en scène sobre, décalée,  qui laisse un peu sur sa faim, malgré une adaptation jouissive d’Olivier Cadiot et une belle distribution. 

On s’attendait à un Roi Lear sanglant et tonitruant. Apocalyptique, pour reprendre un adjectif à la mode. On s’attendait à un Lear qui nous raconterait notre époque et ses peurs. Un Lear qui ferait résonner l’irresponsabilité des puissants et les colères cosmiques. Un Lear proche d’Orson Welles chez Peter Brook.  Un Lear signé d’un des metteurs en scène les plus politiques d’aujourd’hui, avait de grandes chances d’aller dans cette virulence immédiate. Mais nous n’avons pas eu ce Lear-là.  Nous n’avons pas eu cet Ostermeier-là. Et Denis Podalydès n’est pas cet acteur-là. Lui qui porte la pièce en incarnant le roi, en donne le ton : un jeu intérieur, presque feutré. La scénographie suit la même ligne : une lande vide, qui se transforme au gré des jeux de lumière, un rectangle lumineux, une chaise, une tente. That’s it. La violence est présente, bien sûr, la pièce l’impose. Le père répudie la mauvaise fille, Gloucester a les yeux arrachés…Mais l’issue tragique est atténuée. La mort de Cordelia n’apparaît pas. Elle finit aux côtés de Lear en chaise roulante, dans une possible réconciliation. Plus étonnant encore, on rit, souvent, au cours des deux heures quarante-cinq de représentation. Effet de la traduction d’Olivier Cadiot, la langue résonne contemporaine, fluide, légère. Et les acteurs s’en donnent à cœur joie sur cette voie : Christophe Montenez, en Edmond, décline jusqu’à la brillante parodie le rôle du méchant machiavélique et obsessionnel, ( on pense au tueur en série du dernier Lars Von Trier…), Stéphane Varupenne signe un fou dans la plus pure veine shakespearienne, trublion ironique et chantant. Choix du metteur en scène, Kent est joué par une femme, la formidable Séphora Pondi, qui donne à ce personnage central dans l’avancée de l’intrigue, une force burlesque qu’il n’a pas dans le texte original. Bref, nous avons par moments ’impression d’être dans un Roi Lear light, ou dans Le Songe d’une nuit d’été. Ce n’est pas désagréable. Mais pas tout à fait ce qu’on était venu voir. Et puis, au fur et à mesure de la pièce, on saisit que c’est autre chose qui se joue dans cette mise en scène, autre chose qu’ont voulue Ostermeier et Cadiot. Ainsi, le plus beau personnage du spectacle, Edgar. L’écrivain et le metteur en scène lui offrent les plus beaux textes, et scènes de la pièce. Noam Morgenzstern saisit l’opportunité pour déployer sa virtuosité. Ce sont trois ou quatre rôles qu’il incarne tour à tour, toujours juste. On savait au moins depuis La Nuit des rois, merveilleusement depuis Les Serge, que Morgensztern était devenu un pilier de la troupe du Français. Mais cet Edgar, par sa dimension terrienne, sa finesse, le brio de ses changements de registres, entrera dans l’histoire du théâtre. Parce qu’il nous raconte que ce monde a perdu la tête depuis longtemps, et que cette tragédie ne nous fait pas le récit de la catastrophe en train d’avoir lieu, mais du temps d’après. Là où seule une lande translucide tient office de paysage. Là où le roi ne meurt pas, parce qu’il s’est déjà effondré intérieurement. Edgar est le seul sain d’esprit, et voyant, de cette pièce de fous. Le dernier tableau le raconte bien, dans lequel le roi est recouronné. Le cycle peut repartir, la violence renaître, elle ne connaîtra pas de fin. Si Ostermeier n’a pas fait entendre la colère de Lear, ce n’est pas par légèreté, mais par profond pessimisme : chez lui, les fous ont déjà triomphé. L’idée est forte, elle aurait pu être plus évidente dans la mise en scène. Plus hautement affirmée, et assumée. 

Le Roi Lear, d’après William Shakespeare, mise en scène de Thomas Ostermeier, jusqu’au 26 février à la Comédie Française.

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