Pour sa 16e édition, la Biennale de Lyon tente d’éclairer nos fragilités individuelles et collectives. L’art contemporain y puise dans l’histoire locale et, plus inattendu, défriche les liens méconnus que la ville a tissés avec le Liban.

Comment exposer les multiples fragilités qui traversent nos consciences et façonnent nos destins ? Vaste question tant le mot « fragilité » répond à une définition mouvante étant le lieu où sourd pourtant une force de résistance insoupçonnée. C’est ce ressort qui fraye avec l’instinct de survie, que la Biennale de Lyon ambitionne de déployer à travers plus de deux cents œuvres installées dans les principaux lieux culturels de la ville. Est fragile le délicat cristal refusant de se briser, le cœur au bord du désarroi, la situation politique sur le point de basculer, la lueur de vie maintenue dans un corps malade, le frêle roseau qui ne rompt pas, autant d’exemples qui nous font d’emblée imaginer la multiplicité des motifs que cette thématique est capable d’engendrer, pareils à des étendards résistants au chaos latent. Viennent alors les images de ces artistes continuant de peindre sur des murs en ruines ou celles de la contrebasse de Rostropovitch réveillant doucement l’histoire. Exposer les fragilités reviendrait donc à exposer les forces invisibles du monde ? En quelque sorte, oui. Se déclinant paradoxalement en fêlures intimes, sociales, économiques, environnementales… N’oublions pas que la Biennale s’ouvre alors même qu’une pandémie peine à s’estomper, qu’une guerre frappe aux portes de l’Europe et que la surface de la Terre devient incandescente. 

     Pouvoir de résilience

L’immense friche industrielle des anciennes usines Fagor-Brandt est le point névralgique de l’événement, lieu propice au déploiement d’œuvres monumentales. Les fragilités peuvent s’y peindre, s’y sculpter, s’y dessiner, s’y filmer, s’y danser ou s’y performer, en regard d’un bâti lui-même éprouvé. À plusieurs voix sous la forme d’un « manifeste », pour faire œuvre d’art totale. Les grandes plaques de métal peint du Colombien Daniel Otero Torres font revivre le Monument aux Héros érigé sur la place centrale de Bogota d’où partaient les manifestations sociales avant d’être détruit en septembre 2021 « au prétexte de faire un métro » explique l’artiste. « La société a toujours été dominée par la loi du plus fort. La fragilité est donc un sujet tabou. Je suis vraiment intrigué de savoir comment chaque artiste va en parler. Je veux ici montrer les résistances et la résilience du peuple, des gens ». Dans le même espace, Eva Nielsen expose une grande bâche sur laquelle s’enchâssent ses peintures architecturées qui évoquent les paysages de banlieue qu’elle traverse. « C’est un territoire à la périphérie qui évolue sans cesse, je suis très attachée à ce paysage qui parle aussi de la fragilité de l’habitat. Aucun lieu n’est neutre, chacun porte en lui ses métamorphoses et ses douleurs » explique-t-elle. Plus loin,une immense toile de Sylvie Selig court sur cinquante mètres de long et narre, à la manière d’un conte obsédant, la précarité des réfugiés. Les photographies de Lucile Boiron, de leur côté, tentent de sortir le corps féminin de son carcan social, tandis que les peintures de Jean Claracq entrent en résonance avec les artefacts archéologiques du musée Lugdunum, en s’interrogeant sur la publicité comme forme de ruine contemporaine, image de fin du monde. Ces quelques exemples issus de la scène française s’intègrent à un vaste réseau de propositions d’artistes venus du monde entier. « Lorsque la pandémie est arrivée, repoussant d’un an le projet de la Biennale, nous avons beaucoup discuté et il nous est apparu que nous devions repenser la fragilité, non comme une faiblesse, mais comme une source de pouvoir et de puissance. Et puis, il s’agit d’une qualité universelle que nous partageons, en particulier les artistes, qui travaillent tous avec leur fragilité » développe Sam Bardaouil, commissaire de l’événement avec Till Fellrath. Ils ont alors imaginé diverses mises en récit d’œuvres afin de faire s’entrecroiser les temporalités et les lieux, de l’Antiquité à nos jours. Grande histoire et micro histoires se chevauchent et dialoguent. Et, pour la première fois, la Biennale accueille des œuvres anciennes (venues du Metropolitan Museum, du Centre Pompidou, du Louvre Abu Dhabi, du Staatliche Kunstsammlungen de Dresde…), assumant une vision historique qui recentre, une fois n’est pas coutume, l’art contemporain dans le grand fil de l’histoire de l’art. À rebours peut-être de l’édition précédente dont certains avaient critiqué le manque de cohérence et l’exploitation maladroite des 29 000 mètres carrés des usines Fagor, alloués par la ville à la Biennale en 2019 (qui devraient cependant changer de destination d’ici 2024, la ville souhaitant finalement récupérer les espaces pour y entreposer des rames de tramways…).

Micro-histoires

Tenues impeccables et allures dandy, Sam Bardaouil et Till Fellrath incarnent un duo bien connu du milieu de l’art depuis la création en 2009 de leur plateforme artReoriented (installée entre Munich et New York). Nommés à la tête du Hamburger Bahnhof de Berlin en janvier dernier, ils ne cessent de construire des expositions à travers le monde. Leur vision de l’art – comme le nom de leur plateforme l’indique – est plutôt décalée, attentive à la transversalité des disciplines et à la réévaluation des scènes contemporaines peu visibles. D’où leur goût pour la plongée archivistique afin d’exhumer des œuvres, des artistes et des courants tombés dans un relatif oubli. Ainsi, avaient-ils par exemple organisé en 2016 les expositions Dansaekhwa et l’abstraction coréenne à la Villa Empain à Bruxelles et Art et Liberté. Le surréalisme en Egypte au Centre Pompidou. Cette dernière témoignant de l’attachement que Sam, Libanais, porte aux scènes artistiques du Moyen-Orient. Rien d’étonnant donc à retrouver à Lyon un pont vers le Liban et une belle représentation des artistes du monde arabe. « Notre intérêt pour les stratégies de changement que pourrait inspirer ce nouveau regard sur la fragilité a pris naissance il y a près de trois ans, lorsque nous avons commencé à nous plonger dans Lyon et ses histoires cachées » soulignent-ils. Parmi celles-ci, celle d’une femme est ressortie des archives, dont la trajectoire est emblématique de ces parcours de vie chaotiques, guidés par des soubresauts de résistance. Louise Brunet était une modeste fileuse de soie qui prit part à la révolte des Canuts en 1834 – ce qui lui valut un séjour en prison – avant de prendre le chemin du Mont Liban pour rejoindre les soieries lyonnaises qui venaient tout juste de s’établir au Levant. Les failles et les rêves de Louise Brunet ressurgissent au premier étage du Musée d’Art Contemporain de Lyon, fil rouge narratif capable de déployer l’arborescence d’autres micro récits possibles. Car l’histoire de Louise nous parle de la condition de la femme, des crises économiques, des migrations forcées. De grands topoi repris par beaucoup d’artistes actuels, dont les œuvres se mirent avec des œuvres anciennes sorties des collections muséales lyonnaises, des tableaux de Lucas Cranach jusqu’aux armures des samouraïs japonais. « Cette édition a un fort ancrage dans le territoire car je ne voulais pas que ce soit une Biennale qui ait pu être la même ailleurs. C’est aussi une Biennale qui soutient la production en local surtout après la crise du Covid qui a fortement affecté les arts visuels » souligne Isabelle Bertolotti, sa directrice artistique, déplorant la baisse de moitié de la subvention régionale, passée de cinq cent mille euros à deux cent cinquante mille euros, pour un budget global de la manifestation avoisinant tout de même les dix millions d’euros.

De Lyon à Beyrouth 

Aurélie Pétrel, lyonnaise d’origine, tire, elle aussi, le fil d’une micro histoire pour construire son immense installation de 150 m2 qui investit les usines Fagor, le Parc de la Tête d’Or, le centre de Lyon et la galerie Ceysson-Bénétière. « Un labyrinthe de verre car c’est ce que la ville de Beyrouth m’inspire ». Dessus, des photographies sur plaque de verre, parmi lesquelles beaucoup d’images de photojournalisme, s’imbriquent à un carnet d’adresse et un agenda daté de 1958 que l’artiste a chiné et qui a appartenu à une jeune femme vivant au Liban. Sa Louise Brunet à elle en quelque sorte. « Elle liste des adresses lyonnaises. Ça démarre par « Minuit chez Roland, le 31 décembre 57. Or l’année suivante, c’est le moment où éclatent les tensions dans les rues de Beyrouth. Elle écrit « Je suis bloquée », « la rue est fermée ». Je me suis servie de cet agenda pour faire des allers-retours entre ce qui s’est passé en 1958 et ce qui se passe aujourd’hui » raconte l’artiste, insistant sur l’urgence de parler de la situation au Liban, loin de son âge d’or, celui des Golden Sixties, période charnière, entre la crise de 1958 et la guerre civile de 1975. Moment de cristallisation artistique intense qui vit émerger une scène picturale florissante, par la suite anéantie par la guerre. Ils s’appellent Paul Guiragossian, Michel Basbous, Etel Adnan, Simone Fattal, Assadour Bezdikian, Huguette Caland ou Nicolas Moufarrege, la plupart ayant exposé au musée Sursock de Beyrouth dans les années cinquante. D’une génération plus jeune, le couple de cinéastes Joana Hadjithomas et Khalil Joreige incarne la relève de ce modernisme libanais, remis en lumière au Musée d’art contemporain de Lyon à travers 230 œuvres de 34 artistes et plus de 300 documents d’archive. Il suffit de regarder les œuvres, à toutes les époques, leurs formes, leurs couleurs, témoignent des fragilités du monde. Celles des artistes libanais suintent des tiraillements entre ouverture vers la liberté et failles économiques et politiques. « L’histoire de l’art est aussi une histoire de la fragilité » fait judicieusement remarquer Sam Bardaouil.

16e Biennale internationale d’art contemporain de Lyon. Le manifeste de la fragilité.  Du 14 septembre au 31 décembre. www.labiennaledelyon.com