Gaëlle Obiégly pense comme elle écrit : avec une grâce amusée, pénétrante et modeste. La preuve avec cette petite merveille inclassable qu’est Totalement inconnu.

Je vais vous parler, donc, comme il est de règle dans l’exercice de la conférence, de son objet : le livre de Gaëlle Obiégly. « Conférence », mais pas « critique », je préfère : c’est la raison d’être et le prétexte de Totalement inconnu, rhapsodie souple, vive et touchante de pensées concaténées en vue d’une hypothétique conférence. Des « pensées » comme dans les Pensées de l’autre, d’ailleurs il y a un Pascal, son nom seulement, personne en chair et en os dessous dans le livre, enfin je crois, il faudrait que je relise avec la détermination d’une application plus soutenue, mais tant pis, « il y aura quelqu’un pour vérifier », remarque d’ailleurs l’oratrice-écrivain, lorsque, évoquant Nerval, elle doute de l’emplacement d’une référence.

Je vais vous en parler, de ce livre et ses pensées, mais, avant, je dois vous parler de mon chat, ce sera moins prétentieux que mes phrases à rallonges, mon « concaténées » un peu con, et mes pénibles et pesantes tentatives de singer l’allure digressive du livre, tout en crochets et virages, ou de répondre à ses jeux linguistiques (où, comme le jeu d’un musicien, les vibrations et les résonances du sens comptent, ainsi l’ « article » grammatical se mue en « article » de catalogue de vente par correspondance, et la même « grammaire » se soude au grand-père de la conférencière-écrivain). Je vais vous parler de mon chat, mais, contrairement à Gaëlle Obiégly, le mien ne « s’immisce [pas] dans la réflexion », et pour cause, je n’en ai pas.

Camouflons notre confusion, vite, autre chose : le Soldat inconnu. Bénéfice supplémentaire : nous voilà directement au foyer central du livre. Enfin, « foyer », le terme, avec son rayonnement d’associations lumineuses et embrasées, est mal choisi, car le Soldat inconnu est un concentré de nuit. Il est comme l’indice sensible, poétique, historique, métaphysique, de tout ce qui tourne dans la tête de l’écrivain et qui fait tourner la langue de la conférencière putative, il concentre tout l’obscur à travers quoi elle s’efforce d’avancer. Modalités de la connaissance et de son acquisition, perception et réception de l’œuvre d’art, répercussions ontologiques de la grammaire, perpétration de la violence guerrière, rapports de domination et de servitude, ou plutôt de service, et, coiffant le tout, vivifiant paradoxalement tout le livre, la rumination anxieuse de la mort.

Je pourrais vous parler de tout cela, mais la procession pataude des termes qui précèdent m’arrête. Alors que Gaëlle Obiégly, elle, mobilise son histoire familiale (merveilleux portrait de la grand-mère, Yvette), sentimentale (un matin, elle confond son concubin et son psy, « c’est gênant »), mais aussi le journal « dépiauté », de Kafka, « dont les pages remplissent la poche avant de mon Eastpak », la saine naïveté de l’esprit qui retrouve ainsi les conditions naturelles de la philosophie. Non, décidément, je renonce, je ne vous parlerai pas du Soldat inconnu, ni du livre de Gaëlle Obiégly. Mais ce dont on ne peut parler, il faut le lire. Précipitez-vous!

Gaëlle Obiégly, Totalement inconnu, Christian Bourgois, 208 p., 20 €