Stéphane Emond signe avec Argonne un récit poignant sur sa grand-mère, tuée sur les routes de l’exode, en 1940.

Il y a dans chaque famille une blessure première qui insiste, de génération en génération, pour être transmise. Cette donnée de la psychanalyse est devenue aujourd’hui une idée commune, qui engendre nombre de romans vrais, de valeurs inégales, révélant les vérités secrètes d’aïeux depuis longtemps disparus. L’intelligence d’Argonne de Stéphane Emond est d’emprunter ce chemin de manière frontale : il ne feint pas l’enquête romanesque, ne surjoue pas une douleur qu’il ignore mais cherche à éclairer l’enfance de son père. Voilà pourquoi ce livre est sous-titré « récit » : l’auteur raconte, pas à pas, à la manière d’un géographe, le chemin qu’il emprunte pour saisir ce qui constitue sa famille. Nous sommes à l’est de la France, entre les Ardennes, la Marne et la Meuse, dans le pays de l’Argonne, qu’une carte au début du livre nous précise. Nous découvrirons au fil des pages, une région de fermes, de calvaires, de paysages éblouissants, d’hivers rudes, d’étés chauds, de vie taiseuse et simple. Ces lieux de l’est, aux cimetières et monuments aux morts si nombreux, que Julien Gracq qualifiait de « nés pour la guerre ».  En juin 1940, alors que l’exode commence pour tant de Français, une jeune mère et ses trois enfants quittent une ferme, grimpent dans une charrette conduite par ses parents, pour rejoindre la cohorte des réfugiés. Ils traversent les villages ; Givry-en-Argonne, Vitry-le-François, Brienne-le-Château…Stéphane Emond raconte avec justesse l’épuisement des familles, le désœuvrement de tous, les enfants qui peinent à comprendre ce qui se passe. Et puis passent les avions au-dessus de la route où l’on campe. « Messerschmitt ou Stuka, on ne saura jamais ». Stéphane Emond dévoile le tragique avec une sobre justesse : « Les avions sont loin, leur bruit s’éloigne mais reste dans toutes les oreilles. Sous la tente qui s’est écroulée, la grande fille se relève, Françoise a roulé emmitouflée dans la couverture blanche, elle ne pleure pas, Etienne appelle, Monique crie : « Maman est tuée ! ». Le présent de ce cri de l’enfant est bouleversant. L’art d’Emond tient dans cette manière de tenir l’émotion, de la placer dans des détails, une conjugaison, un silence, un ou deux mots. Cette mort de la mère, mitraillée par un avion dont personne ne saura jamais de quel bord il était, se révèle à la fois le drame central de l’existence du père de l’écrivain, mais aussi un évènement à surmonter au plus vite, en 1940, dans cet exode qui ne tolère aucun recueillement : le corps de Marie-Thérèse est roulé dans la tente, abandonné dans ce village qui n’est pas le sien, puis « il faut retrouver les enfants et partir à nouveau. » Par ces précisions, Emond rappelle le principe de la guerre : temps où l’individu, jusqu’à sa mort, ne vaut plus rien. Et peu importe qu’elle ait été « déclarée morte pour la France ». Le corps de la mère sera finalement enterré dans son village, un an plus tard. D’autres drames suivront celui-ci et marqueront à jamais le père de Stéphane Emond, véritable sujet de ce livre. Cet homme consacré à son travail d’artisan, « enfermé dans ses préoccupations », et si difficile à atteindre pour le narrateur, devient, grâce à ce livre, l’enfant oublié de cette histoire. Orphelin, témoin de la mort barbare de sa mère puis de sa sœur, se raconte par ses silences, son anxiété retenue, son goût du travail manuel. Et sa solitude qui semble un retrait des guerres. À la fin du livre, on retient sa silhouette de vieil homme, et ce pays dont il semble fait de la terre, « l’argile souple où l’on creusait les caves et les puits. » On lit Argonne, comme l’on descend dans le puits obscur d’une certaine histoire de France. 

Argonne, Stéphane Emond, 120p., Editions de la Table Ronde, 16€