L’artiste flamande Berlinde de Bruyckere expose à Montpellier ses sculptures impressionnantes dont la dramaturgie parle à nos tourments intimes.

Malaise ou fascination ? Les deux sentiments nous percutent face à la première œuvre de l’exposition : un tronc immense, hors-norme, arc-bouté sur des béquilles, posé là, comme une bête blessée, dont les attelles perforent la chair, s’efforçant de soulever le peu de dignité qu’il reste à ce charnier de douleur. Tronc déraciné, membrane amputée. Ses extrémités sont pareilles à des moignons recouverts de morceaux de tissus pour en panser les terribles plaies. Impossible de refluer le souvenir des morts de la Grande Guerre, de la chirurgie du front. « Il y a l’idée de cicatrice aussi, regardez ce fer rouillé. La rouille a le goût du sang vous savez » glisse Berlinde de Bruyckere. Le goût du sang, il resurgira, sur le torse tronc blessé d’un saint Sébastien, dans les veines violacées des aquarelles sur papier…

La sculpture de cire, dont on nous explique qu’elle a été moulée sur un cadavre d’arbre, se fige en nature morte silencieuse. « Je préfère le terme de relique » corrige l’artiste, en détaillant comment elle obtient, à l’aide de couches successives de cires colorées, les nuances de roses qui incarnent à la perfection la translucidité et les hématomes de la chair. Une tendreté extrême que l’on retrouve sur les corps de sept archanges, également de cire, qui forment une procession drapée, le visage caché sous de longues peaux de vache. Nos yeux sont à hauteur de leurs fines chevilles semblables à celles du Christ de Grünewald, si frêles, marquées de sérosités.  Anges déchus, messagers anonymes ? « J’ai pensé à la peinture de Bellini, de Giorgione, à ces anges qui soutiennent les corps et qui ont le pouvoir de me consoler, c’était pendant la pandémie » confesse l’artiste dont le réalisme sublime fait oublier qu’il s’agit de simples sculptures. On est au-delà, dans l’esthétisme de la douleur – sans tomber pour autant dans le dolorisme – et dans cette étrange douceur que le deuil finit par procurer. Derrière, de gigantesques tableaux dégorgent des ventres ouverts, des bœufs écorchés. Plus loin, deux chevaux sont couchés l’un sur l’autre, coincés dans une vitrine trop petite pour leurs masses imposantes. Viennent-ils d’être exécutés ? Sont-ils en train de s’accoupler ? Architecture à la Bacon, force mystique à la Zurbaran, dont la citation se lit dans le poulain abandonné sur une table dans la position du célèbre Agnus-Dei peint par le maître espagnol. 

À chaque fois, l’artiste a utilisé de véritables peaux de chevaux morts récupérées dans une école vétérinaire proche de son atelier de Gand. La dernière salle reproduit d’ailleurs les cycles d’une tannerie dans une grande installation épurée. La peau des blessés, des mourants, des crucifiés, la peau d’une intimité érotique aussi dans ses sculptures en forme de vulves ouvertes. Fille de boucher, Berlinde de Bruyckere dissèque notre animalité, notre humanité, explore les sillons secrets du passage de la vie à la mort. Sans brutalité. Son geste est toujours celui du soin. « Tu dois sortir de l’exposition avec un sentiment d’espoir » me chuchote-t-elle. 

Berlinde de Bruyckere, Piller ǀ Ekphrasis. Jusqu’au 2 octobre.MO.CO. Montpellier Contemporain.

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