Kogonada est un cinéaste contemporain comme on dit artiste contemporain. C’est un tour d’esprit, une façon d’être avec la matière filmique qui peut agacer ou séduire. Certains décors sont proches de l’installation idéalement géométrique, pleine de transparences, donnant l’impression d’évoluer dans une salle conçue par Larry Bell ou James Turrell. Kogonada – pseudonyme en hommage au scénariste d’Ozu, qu’il vénère – s’est fait connaître par une série de courts-métrages hybrides appelés « essais » ou « supercuts », et qui remontent des films de grands réalisateurs pour en révéler de manière fort simple, didactique, quelques thématiques comme la perspective chez Kubrick, les mains chez Bresson, etc. Quel que soit le nom ou le courant auquel on rattache ce type de productions cinéphiliques et donc délicieusement geek, on pense à Douglas Gordon, voire certains montages situationnistes. Sauf que Kogonada est beaucoup plus monacal, et l’Amérique contemporaine irrigue de son étrange pudibonderie ses œuvres de fiction. Columbus, son premier long-métrage, était une splendide méditation sur les beautés de l’architecture, avec pour principaux personnages une femme blanche et un homme asiatique qui, à la différence des amants d’Hiroshima mon amour, voient tout des monuments de la ville, mais ne semblent surtout pas voir qu’ils pourraient faire l’amour. Bien plus que les pigments des peintures, les couleurs de la peau sont faites pour coucher ensemble, mais Kogonada, de manière subtile, explore le malaise en cours s’agissant des couples « mixtes » ou « inter-communautaires » – là aussi, peu importe comment le concept vient réifier la vie pour la réduire à un slogan publicitaire ou politique, c’est la même chose. After Yang radicalise encore plus ce dédoublement entre une histoire frontale somme toute tranquille, et une histoire profonde, disons un sous-texte angoissant sur nos sociétés.

Dans un futur indéterminé, Jake (Colin Farrell) et Kyra (Jodie Turner-Smith) forment donc un couple mixte. Il vend du thé dans sa boutique esseulée, elle est sans doute cadre dans une grande entreprise. Ils ont une jolie maison, dans un joli quartier, d’une ville qui pourrait être au Japon. L’une des grandes réussites d’After Yang, c’est cet avenir qui paraîtra inactuel à nos Cassandres écolos. On a l’impression d’une Terre pacifiée, pas du tout en proie aux affres promises du changement climatique, une Terre qui se serait mise à lire Eloge de l’ombre de Tanizaki pour construire ses citées. Kyra et Jake ont adopté une enfant chinoise, Mika, et lui ont donné un frère artificiel, un techno-sapiens ou plus exactement un cultural-sapiens (superbes inventions nominales ) : Yang. Il est chinois. Yang est un androïde “asiatique” comme dit Kyra, qui connait presque tout de la culture chinoise, et son rôle, outre d’être un grand-frère idéal – baby-sitter, confident, copain -, est de la transmettre à Mika pour qu’elle n’oublie jamais ses origines. Obsessions identitaires sur fond de famille planétaire recomposée : on est bien ici dans un univers hyper américain, isolationniste et woke. Car la Chine réelle n’a aucune angoisse de perdre son passé, son impérialisme est tranquille, sûr de ses nouvelles routes de la soie. Sans enfants nés de leurs rapports sexuels, Kyra et Jake n’échangent aucun baiser tout au long du film, à peine deux ou trois gestes de tendresse, et encore. Les voix sont douces, polies, pour mieux maintenir la distance et une certaine gêne. On pourrait imaginer un vieux couple blessé mais c’est surtout l’une des premières visions cinématographiques d’une relation asexuelle. Leur voisin a aussi deux filles, des clones. Le contact humain se rapproche du néant. Quand Yang tombe en panne, une quête mène Jake à découvrir les propres souvenirs de Yang, qui a déjà connu beaucoup, beaucoup d’autres familles… Mémoire sans fin, mémoires répétitives et peut-être interchangeables, mémoires virtuelles du réel. Le dispositif numérique où les souvenirs brillent dans un espace orthonormé est sublime. C’est une renouvellement feutré du genre science-fictionnel ou d’anticipation. La dystopie est là, dans nos idéologies et nos technologies, qui sont deux mots pour un même phénomène. Si après Auschwitz, Adorno et toute une génération se sont interrogés sur la possibilité de la poésie, le sous-texte provocateur et dérisoire de Kogonada, véritable artiste de l’image, pourrait-être : comment baiser, comment s’aimer physiquement les uns les autres après Georges Floyd ?

After Yang, Kogonada, sortie le 6 juillet, Condor distribution.

En salles mercredi 6 juillet. Découvrez la bande-annonce du film en suivant ce lien.