Si les chorégraphes ne sont pas des militants à discours politique, ils savent pourtant analyser le monde avec une formidable acuité. Quelques exemples, ici et là à Montpellier Danse.  

« C’est incroyable », me dit la consœur israélienne, « à quel point le public de Montpellier Danse accepte la pièce d’Ohad Naharin avec autant de texte et de message politique. En Israël c’est plus difficile pour lui. » Elle sait très bien que la Batsheva jouit d’une extrême popularité partout en Europe et surtout à Montpellier. Devant la salle du Corum, les sans-billet tentent leur chance en brandissant leurs pancartes : « Cherche 1 place ». Et Jean-Paul Montanari, le Monsieur Danse de Montpellier, s’étonne de ne pas voir de manifestations anti-israéliennes. Il est vrai qu’on a l’habitude de passer par des barrages filtrants de la police pour accéder à un spectacle de la Batsheva et de voir les rassemblements des comités de soutien aux Palestiniens faire des sit-in en centre-ville. En 2022, tout est calme. Est-ce en raison de la Gay Pride qui a lieu au même moment ? Fait-il trop chaud, tout simplement ? Ou bien est-ce en raison du contenu de 2019, cette pièce dans laquelle Ohad Naharin interroge l’état du monde et cite un célèbre texte de Hanokh Levin sur Toi, moi et la prochaine guerre… Où il pensait à son pays, bien sûr. Naharin mélange ici musiques israéliennes et arabes de manière ostentatoire, ce que le Jerusalem Post qualifie de « subversif ». Alors, pourquoi militer contre un tel spectacle ? 

Accélération vertigineuse

Un festival de danse est toujours l’occasion de prendre la température du monde. Noé Soulier, jeune prodige qui dirige le Centre National de Danse Contemporaine d’Angers, crée, lui, une danse qui tend vers l’abstraction, qui saisit les gestes du quotidien avant leur éclosion pour les tordre dans tous les sens. Mais il dit aussi sentir quelque part que ses recherches sur le mouvement saisissent leur époque à un endroit profond, comme les pièces de William Forsythe dans les années 1990. Sans discours, mais dans l’acte chorégraphique et les états de corps. Et là, sa création First Memory dresse un constat terrifiant. Sous couvert de virtuosité extrême des sept interprètes, il donne à voir des êtres humains qui ne tiennent debout qu’en se jetant dans les bras de dynamiques cinétiques sans merci. Le sol semble se dérober sous leurs pieds, les corps se désintégrer. Pas de communication sauf dans l’affrontement, pas de coordination des membres sauf dans la déchirure. En courant après on ne sait quel mirage, ils ne s’en rendent même pas compte. Tout va trop vite, jusqu’à ce qu’une dissidente se réempare de son corps, par la lenteur. C’est extrêmement pertinent. Pas politique dans le discours, mais poélitique et poïétique. 

La décolonisation par le souvenir

Un des premiers souvenirs d’enfance de Robyn Orlin sont des images de zoulous tirant les rickshaws, à Durban. Pour la petite fille blanche, impliquée dans l’histoire coloniale malgré elle, les tenues et coiffes, fabuleuses au sens premier du terme, leur donnaient des airs d’anges ou de créatures mythologiques. Adolescentes, elle comprenait que ces forçats qui tiraient les véhicules à deux roues des maîtres blancs mouraient vers l’âge de 35 ans. Avec sa pièce We wear our wheels with pride and slap your streets with color… we said ‘bonjour’ to satan in 1820…, elle rend hommage à leur sacrifice et leur joie de vivre, en musique et en danse, avec la troupe de Moving into Dance Mophatong de Johannesburg, accompagnée d’un guitariste et de la chanteuse-performeuse Anelisa Stuurman aka AnnaLizer. Et cet hommage est puissant alors que les chants prennent des airs de ballades. Le public s’adonne au rythme berçant qui rappelle la légèreté des zoulous tirant les rickshaws quand ils étaient soulevés par le contrepoids de l’engin et du passager, mais aussi l’effort à fournir en atterrissant. Cette pièce évoque toute la tradition zouloue autour des memory clubs dédiés aux personnes importantes. Cette pièce relève d’un militantisme joyeux, sans tomber dans les pièges de la cancel culture. Au contraire, Orlin gagne en liberté. 

Torsions iraniennes en exil

Le sacrifice et la liberté sont aussi au cœur des nouvelles créations de Hooman Sharifi et Pol Pi. Le premier a rassemblé autour de lui des danseurs compatriotes en exil pour les interroger sur le sacrifice à donner quand on doit laisser derrière soi une part de sa vie, des siens et de sa culture, en l’occurrence iranienne. La pièce qui en sort montre des êtres comme en lutte, dans un engagement du corps et de l’être qui ouvre des portes sur l’absolu. Dans une série de solos, chacun dit son rapport au sacrifice. Et tous se retrouvent dans une danse sur la musique d’Arash Moradi avec son tanbour, instrument à cordes traditionnel qui a composé des mélodies très iraniennes entre lesquelles il tisse subtilement les notes de l’Hymne à la joie, ce tube de Beethoven qui représente pour les Iraniens le mirage européen, surtout pour ceux qui veulent se consacrer à une vision artistique de la danse. Quand ils forment une ligne, un front uni, en frappant un rythme insistant avec gongs et leurs propres mains, on est proche d’une manif’. 

L’imaginaire musical libéré

Et Pol Pi, lui, dit que tout se joue dans nos têtes : In Your Head. Il invite quatre instrumentistes du Solistenensemble Kaleidoskop pour une interprétation très particulière du Quatuor n°8 de Chostakovitch, qualifié de « pseudo-tragique » par son compositeur en personne. Ces musiciennes berlinoises ont l’habitude de travailler avec des chorégraphes et dans une idée performative de la musique. Et Pol Pi est chorégraphe, mais musicien de formation. Aussi il travaille avec le quatuor le geste, les états de corps, les chuchotements, la présence intérieure d’une musique qu’on n’entend pas, pendant longtemps. Tout cela va cependant amener une nouvelle liberté dans l’idée même qu’on se fait d’un concert, par un quatuor à cordes. Chostakovitch lui-même trouvait dans ce format sa vraie liberté. Aussi les musiciennes peuvent finalement se déplacer en tirant derrière elles les cubes, illuminés de l’intérieur, qui leur servent de sièges. Elles peuvent interrompre leur jeu, intégrer des musiques additionnelles et même chanter. Oui, on peut imaginer les choses autrement ! 

Montpellier Danse, jusqu’au 3 juillet. https://www.montpellierdanse.com