La figure complexe et tragique du mathématicien Alan Turing est le sujet d’ « Alan T. », opéra conçu et composé par Pierre Jodlowski présenté dans le cadre du festival ManiFeste.

Composer, dessiner. Le rapprochement entre les deux n’est pas forcément évident. Pour Pierre Jodlowski, au contraire, il va de soi. « Quand je compose, je fais beaucoup de dessins. Cela m’aide à formaliser une dynamique. » La musique considérée comme un art visuel ? Il y a un peu de ça. « Tout jeune, je suis tombé sur cette remarque de John Cage où il dit que la musique est un phénomène autant à voir qu’à entendre. Ca m’a bouleversé. » À quoi s’ajoute une passion de longue date pour le cinéma qui est peut-être, selon lui, la forme qui se rapproche le plus de l’œuvre d’art totale où image, musique, effets sonores, dramaturgie, constituent un tout homogène. De la part d’un compositeur qui explique penser toujours en écrivant de la musique à la scène, à l’espace dans lequel elle sera jouée, il était inévitable de s’intéresser à l’opéra. Il y a quelques années, Pierre Jodlowski créait Passage, d’après La Vie mode d’emploi de Georges Pérec. Et l’on peut découvrir aujourd’hui Alan T., œuvre « à la lisière de l’opéra » comme il le remarque avec une pointe d’ironie, construite autour de la figure d’Alan Turing, mathématicien de génie, père de l’intelligence artificielle. 

Turing qui œuvra dans le plus grand secret au décryptage du code Enigma pendant la Deuxième Guerre mondiale ne fut officiellement reconnu par la couronne britannique que cinquante ans après sa mort. Au lieu de le récompenser pour sa contribution déterminante à l’effort de guerre, il fut condamné à la castration chimique en raison de son homosexualité. « Ce qui m’a intéressé en premier dans le personnage de Turing, c’est sa dimension tragique et profondément paradoxale. Voilà un homme à l’origine de progrès énormes dans la science moderne, qui, selon les mots de Churchill, a raccourci de deux ans la durée de la Deuxième Guerre mondiale, et qui sera mis au banc de la société en raison de son homosexualité avant de mourir empoisonné, sans qu’on sache aujourd’hui encore s’il s’agit d’un suicide. » 

Inventeur de l’ordinateur, Turing est le premier à s’être interrogé sur la possibilité d’imaginer des machines intelligentes. Il a notamment conçu un test consistant à établir une preuve permettant de qualifier une machine de « consciente » – autrement, dit de différencier l’humain d’une machine. Ce test de Turing, Pierre Jodlowski le met en scène à cinq reprises dans Alan T. dont le livret a été confié au dramaturge allemand Frank Witzel. « Chaque mouvement du spectacle est entrecoupé par un test. Sauf qu’ici, c’est la machine qui teste son inventeur en posant les questions à Turing lui-même, joué par l’acteur Thomas Hauser. L’idée, en référence évidemment à Matrix, était de rappeler l’omniprésence aujourd’hui dans notre quotidien de la machine. » 

De fait, le spectacle est vu en quelque sorte à travers l’œil de la machine qui occupe l’avant-scène où se trouvent les musiciens dédoublés par des avatars, tandis que l’appartement d’Alan Turing se situe en retrait. La chanteuse Joanna Freszel qui interprète plusieurs femmes – la mère de Turing, sa muse, la fille de son psychanalyste – est la seule à passer d’un espace à un autre. « L’idée étant toujours dans ma démarche de confronter une présence humaine, acoustique et un espace augmenté dans lequel on peut injecter des éléments narratifs, des éléments extra-musicaux pour créer des sensations multiples, complexes, une sorte de mystère du plateau. » Et un souffle opératique.

Alan T., conception, musique, mise en scène Pierre Jodlowski. Le 22 juin à la Cité de la Musique. Dans le cadre du festival ManiFeste.