Très belle pièce sur la vie d’une femme au Théâtre de la Colline, Les Dix commandements de Dorothy Dix, ou la possibilité d’être heureuse. 

Il nous fallait un titre stendhalien pour évoquer le si beau spectacle de Stéphanie Jasmin, Les dix commandements de Dorothy Dix. Rarement sur scène il fut raconté avec tant de finesse et de grâce, cette périlleuse tentative de bonheur que peut être une existence. Comme chez Stendhal, le bonheur dans cette pièce se révèle une quête aussi vaine que pleine de richesses. Sur scène, une femme, l’actrice Julie Le Breton. Pendant plus d’une heure, elle nous retient, seule, par les métamorphoses de son corps et de son visage. Elle a cent ans, elle a quarante ans, elle a dix ans. Elle joue toute une vie, et nous la suivons de bout en bout, saisis par son récit, comme par la sophistication de son jeu, et surtout par son visage, tour à tour madone, enfant triste, vieille dame, desperate housewife. La femme qui s’adresse à nous est arrivée à la fin de son existence, et nous accueille face à la mer. Derrière elle, sur un vaste panneau vidéo, une longue plage et un océan, sans doute l’Atlantique. Julie Le Breton tourne le dos à ce paysage mais nous en parle, et nous la suggérons dans cette maison perchée face à la mer, ou marchant sur le sable, réfléchissant à ce que fut sa vie. Enfant d’une famille ruinée, placée dans un couvent, puis jeune fille travaillant dans un grand magasin américain, icône féminine du bal des débutantes et enfin épouse d’un avocat, mère de six enfants. Le destin qui nous est conté est celui d’une femme du siècle dernier, né avant-guerre, jeune femme dans les années cinquante, suivant le tracé millimétré de la condition féminine de la middle class occidentale de l’époque. Cette femme qui cache ses sentiments sous le masque d’une épouse modèle et d’une mère efficace, nous la connaissons tous : elle est notre mère, notre grand-mère. Stéphanie Jasmin reconnaît d’ailleurs s’être inspirée de sa propre grand-mère pour écrire ce monologue sensible, aux accents woolfiens, agissant par vagues de remémorations, et de cristallisations. Organisant l’ensemble, les dix dictates de Dorothy Dix, apparaissent au fur et à mesure sur l’écran au-dessus de l’actrice : ce sont dix conseils de vie que la journaliste américaine publia dans des centaines de journaux, et qui résument à eux seuls ce que fut cette idée du bonheur de la femme américaine des années quarante-cinquante, nourrie de volonté et de pragmatisme. Make up your mind to be happy. « Décide d’être heureux », nous annonce le premier, et l’actrice d’ainsi poser un masque de crème sur son visage, accomplissant le geste aussi candide que bouleversant, de se dissimuler derrière un sourire permanent pour le reste de son existence. Un autre ordonne, Don’t take yourself too seriously, et l’on voit comme cette femme ne s’est jamais prise au sérieux, confinant même à l’abnégation, une des questions centrales de cette pièce. On écoute avec émotion, parfois sourire, ces dix commandements que l’héroïne de la pièce gardait toujours sur elle, faibles mantras pour une femme lancée seule dans la vie, portant famille et enfants, et se battant, avec courage, pour ne jamais perdre de vue la possibilité de la joie. 

 Les Dix commandements de Dorothy Dix, de Stéphanie Jasmin, mise en scène Denis Marleau, avec Julie Le Breton, théâtre de la Colline, jusqu’au 26 juin.

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