Si l’appétit à retrouver l’effervescence du Festival ne manquait pas, cette Compétition scolaire nous aura laissés sur notre faim, à l’image d’une Palme en demie teinte et d’un Palmarès dépourvu de choix et de visions. 

Ceux qui regrettent le temps des polémiques cannoises sont satisfaits. On n’avait pas senti un tel dissensus critique depuis bien longtemps. Même la prétendue radicalité de Titane n’y était pas parvenue. Il y a de l’électricité dans l’air après l’annonce de la Palme d’Or, remise à Triangle of Sadness du suédois Ruben Östlund. Immédiatement, tous ceux qui ont eu la chance d’être à Cannes se sont positionnés, faisant savoir où ils se situaient – soit ils adoraient, soit ils haïssaient. Dis-moi si tu aimes, je te dirai quel individu, quel cinéphile, quel citoyen tu es. Gageons que le lauréat doit en être satisfait, lui qui a toujours voulu faire ressentir les contradictions entre certaines positions de surface et la violence de nos affects. Au risque de passer pour tièdes , disons qu’Östlund ne mérite ni le déshonneur ni une deuxième Palme d’Or : si son nouvel opus contient de vrais moments d’hilarité et de malaise, il vaut moins dans sa totalité que tous les précédents et n’annonce surtout rien de bon pour la suite de son œuvre. Comme nous l’avions déjà écrit dans un précédent billet, ce film sur un couple de mannequins parti en croisières parmi des milliardaires semble décrire, par sa construction, la mue de son cinéma. Soit une première partie où l’on retrouve l’acuité acerbe de son regard d’observateur des comportements en société. Une deuxième sur un yacht où il fait exploser en gerbes de merde ses ennemis, mais aussi la distance de son ancien dispositif formel. Dans la troisième située sur une île, il finit de se transformer en grand imagier, à coups de lourdes métaphores. Cette troisième partie est problématique parce qu’Östlund perd dans l’étroitesse de ses métaphores et de ses symboles la sève de son art : la contradiction, l’indécidable et la nuance, ces brèches dans lesquelles le spectateur pouvait se perdre jusqu’au malaise. Le récompenser une fois de plus, c’est entériner la défaite d’un certain cinéma qui n’hésitait pas jusqu’alors à garder ses distances pour montrer et faire réfléchir et non asséner.  

       À bien y regarder, les contradictions de ce film dénotent précisément celles d’une Compétition décevante, divisée entre artistes très explicatifs, bavards – parfois à l’accès (Gray, Dhont, Kore-eda, Roustaee, Desplechin, Abassi) et ceux misant – parfois avec des airs de petits malins – sur le nébuleux (Denis, Park Chan-wook, Serra, Cronenberg, Skolimowski). C’est ce qu’acte le consensus mou d’un double Grand Prix, remis à Lucas Dhont et Claire Denis, suivi d’un double Prix du Jury attribué à Charlotte Vandermeersch/Felix Van Groeningen et Jerzy Skolimowski. Chacun de ses doubles prix récompense sans choisir deux visions antagonistes et souvent forcées dans leurs partis pris du cinéma. Si le palmarès navre, c’est par son absence d’une vision du cinéma. Tout y est et donc tout manque, et notamment les meilleurs films. 

Grands prix 

        Avec Close, le réalisateur belge de Girl propose, dans un premier temps, un pari passionnant : décrire sans explications, mais avec lyrisme, une relation fusionnelle entre deux jeunes adolescents. C’est au spectateur d’y voir ce qu’il désire, d’accepter ce lien sans forcément y coller d’étiquettes, d’explications, de mots et des constructions toutes faites, au contraire de certains de leurs camarades de classe. Belle proposition, assez inédite, qui malheureusement se contredira par la suite, usant d’un mélodrame maladif, d’un coup de force arbitraire dans le récit, d’un trop plein de mots, de messages, d’explications, de balises scénaristiques : Dhont – comme Östlund – fabrique dès lors des métaphores sportives sur la résilience et fait entendre son point de vue par l’entremise des professeurs dans les scènes d’école. Le symbole et une construction balisée réduisent dès lors la portée de son idée, la transformant en tire-larmes, maquillant en sensibilités ses pénibles démonstrations. À l’opposé, Claire Denis pêche à force de méandres, de répétitions, de situations plates, mais surtout de tunnels de dialogues fumeux. Comment entendre une telle ligne sans rire : « Tu as la peau si blanche que j’ai l’impression d’avoir été baisée par un nuage. » ?

       C’est l’exacerbation explicative qui fait de Brokers – Prix d’interprétation pour le coréen Song Kang Ho  l’un des plus faibles films de Kore-eda et de la Compétition. Le cinéaste japonais assène tout, referme, explique – jusqu’à se contredire – réunissant sous un même principe réconciliateur trafiquants d’enfants, mère adolescente, policières et parents adoptifs. On le regrette d’autant plus amèrement que le cinéaste d’Une affaire de familles offre une des plus émouvantes scènes du festival. Une jeune femme entend dans sa voiture et au loin – en un plan fixe – la mélopée d’un film (Magnolia) évoquant le souvenir d’une séance en commun avec un ex que nous ne verrons jamais. Il y a là tout l’art de Kore-Eda : comment donner du poids et une histoire, un passé, une épaisseur à un personnage de façon tellement simple qu’on jurerait l’avoir déjà vue alors que nous ne l’avions jamais vue filmée de la sorte. 

Anne Hathaway et Anthony Hopkins dans Armageddon Time’ (c)Steve Sands/NewYorkNewswire/Bauer-Griffin/Shutterstock

       Ce trop-plein explicatif nuit au plus injustement oublié film du Palmarès – et notre préféré, mais par défaut : Armageddon Time de James Gray. Le réalisateur américain n’est jamais meilleur que lorsqu’il filme une situation sans l’alourdir de dialogues, comme cet ultime moment de complicité entre un grand-père mourant et son petit-fils dans un parc par une après-midi maussade d’automne. Un plan large sur le lancement en commun d’une fusée d’artificiers y apparaît comme un geste dérisoire et en même temps, un souvenir inoubliable pour l’enfant et le spectateur. Alors pourquoi fallait-il, après une scène de dilemme moral, ajouter un épilogue inutile, ressassant et décrivant ce qu’il était parvenu jusqu’alors à interroger en toute simplicité grâce à son sens de la situation et la grâce de ses comédiens ? Pourquoi craindre de laisser son film au spectateur ? 

       Même question posée à Tarik Saleh, qui parvient à reprendre les motifs du passionnant Le Caire Confidentiel, pour les découdre avec méticulosité dans Boy from Heaven, transformant un prometteur polar, où le religieux fait face au politique, en pénible conférence sur le monde sunnite à destination du public occidental, prié de suivre attentivement le dévoilement du dessous des cartes. Logique donc que le film soit récompensé d’un Prix du scénario, puisque rien ne semble avoir été gagné ou perdu entre le temps de l’écriture et le temps du filmage…

       De l’autre côté du prisme, Park Chan-wook – Prix de la Mise en Scène – égare dans un film noir mental. Dans Decisions to leave, le réalisateur coréen de Mademoiselle invente une mise en scène de l’hypothèse, au gré de scènes non vécues par le protagoniste, mais où il (se) rêve (dedans) pour tenter de démêler les fils entre ses doutes de policier et son désir pour une femme qu’il suspecte de crimes. Mais embourbé comme le personnage dans un dispositif répétitif, le film s’aplatit à force d’hypothèses et de contradictions. De même, à force d’idées plastiques inégales – dont une magnifique nuit du chasseur avec seulement des animaux – mais dénuées d’unité, le vétéran Skolimowski peine à réinventer sur la longueur notre perception du monde dans Hi-Han que nous attendons néanmoins de revoir à tête reposée.    

       Avec Les Amandiers, Valéria Bruni-Tedeschi impose une effrayante vision des acteurs, qui n’auraient plus que pour seule valeur la sacro-sainte performance, à la ville comme à la scène. Sous ce régime théâtral épuisant, la vie et la jeunesse se trouvent résumer à une succession de crises, un passage permanent du rire aux larmes, une leçon d’actorat dans laquelle chaque sentiment est ramené à sa seule dimension psychologique, avant d’être traduit en gestuelle somatique et sonore. Loin de ce cinéma de la vocifération, la modération de Kelly Reichardt et de son Showing up offrit aux festivaliers un espace hors du temps, dans lequel la cinéaste américaine capture la fragilité de la création. Ici pas de crises convulsives, mais d’insoupçonnés tremblements de terre, des drames à hauteur d’artiste, de femme et d’oiseau. 

Éducation à l’image

       À tout choisir, nous préférons les cinéastes qui n’auront pas eu à cœur de nous terrasser soit par des explications, des chantages émotionnels ou des mystères dont ils gardent le fin mot sans nous inviter à pouvoir les décrypter avec eux. Bref, ceux qui auront réussi à allier sans les opposer – ou les forcer dans des coups de force narcissiques – le verbe à la sidération pour parvenir à nous faire appréhender le caractère équivoque du monde. Ainsi en est-il des Crimes of the future de David Cronenberg dont le classicisme du montage, la logorrhée parfois sibylline, alliés à son univers métaorganique paraissent ouverts à toutes les divagations mentales, toutes les dialogues autobiographiques et rétrospectifs, mais surtout à une réinvention des relations humaines. Il y a encore quelque chose à la fois de ludique et de médiumnique chez Cronenberg. Ainsi en est-il du roumain Christian Mungiu qui réussit dans R.M.N à montrer sans juger, en faisant appel à notre intelligence, les contradictions et les impasses d’un village des Carpates à l’heure de la mondialisation et des directives européennes. Chez Mungiu, le dialogue sert simplement à montrer les conséquences et les réactions, aussi désastreuses et révoltantes soient-elles. Mungiu observe à la bonne distance. Film reposant en partie sur les échanges verbaux entre les protagonistes, le réalisateur choisit de le conclure par un plan symbolique, dénué d’explications toutes faites comme on a pu le constater en discutant avec des collègues qui y allaient chacun de leurs élucidations.

Crimes of the future, David Cronenberg

Avec Pacifiction, l’espagnol Albert Serra semble épouser la même ambition de sidération que Skolimowski. Son minimalisme débonnaire y parvient parfois, nous donnant soudain à écarquiller les yeux sur les plis de l’océan pacifique, une pluie torrentielle et des lasers épiant les abysses du monde et la nuit des hommes. De même, les monologues d’un homme d’état campé par Benoit Magimel – lequel épuise et endort ses interlocuteurs – se transforment lentement, dans une ambiance de douce apocalypse, en cinéma gnostique.  

Parce que ces films lui permettent de regarder le monde, c’est en bout de course au spectateur de tirer ses propres conclusions, d’envisager par le cinéma la construction du monde de demain. Ils étaient peu cette année à avoir accordé leur confiance à leur spectateur, à avoir su allier le sens de l’observation à un vrai point de vue. Ils étaient rares à envisager le cinéma comme un espace de rencontres et de dialogues, à préférer la dialectique au didactisme, à refuser le tabassage des idées ou la démonstration de leur propre virtuosité. Dans cette Compétition laborieuse et scolaire, le spectateur a trop souvent été renvoyé à ses chères études et ramené au rôle du docile écolier, à qui il fallait faire la leçon – l’écran de cinéma soudainement transformé en un édifiant tableau noir.