C’est le principal paradoxe cannois constaté par chaque festivalier chaque année depuis 75 ans : nous devons produire des avis instantanés sur les films alors qu’à Cannes, plus que partout ailleurs, leur combustion est beaucoup plus lente. À peine sort-on de projection, nous devons émettre un avis pour nos médias, lancer quelques mots à la volée des collègues, des amis, des connaissances, des ennemis. Qu’importe si les quatre projections de la journée, les prouteries et l’alcool ne nous rendent jamais disponibles aux films tandis que nous les visionnons. C’est au cours de courtes nuits, dans la solitude retrouvée et prompte au retour à soi-même que nous pouvons enfin dialoguer avec les films. Si bien que le festivalier connaît cet étrange réveil, où au sortir d’une nuit de trois heures, il constate avec stupeur être en forme et au clair enfin avec des films qui le laissaient encore dubitatifs plusieurs jours auparavant. 

Prenez R.M.N, la dernière merveille signée Christian Mungiu, chef de file de ce qu’on a appelé la Nouvelle Vague Roumaine et lauréat d’une Palme d’Or en 2006 pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours. En sortant de projection, ce film foisonnant, mystérieux et complexe me paraissait alambiqué, obscur et terne. Quelques jours plus tard, il s’était éclairci comme par enchantement et m’apparaissait toujours aussi complexe mais bien plus limpide. R.M.N signifie en roumain I.R.M. À priori le film se proposerait comme une étude microscopique de l’âme roumaine en prenant comme échantillon un bourg des Carpates, à la frontière hongroise, pris sous le feu des directives européennes et de l’arrivée de migrants. Contrairement à ce que son titre indique, Mungiu travaille moins le micro que le macro. Son ambition est de saisir certaines structures et d’observer de quelles façons ces structures économiques et politiques affectent les individus. Il s’agit moins de constater le racisme de la plupart des habitants du village que de comprendre comment ce racisme se développe, ressurgit et agit, notamment au cours d’une scène d’agora filmée en plan séquence fixe de 17 minutes. Mungiu utilise moins le cinéma comme un microscope que comme une boule de cristal, essayant à travers une narration lacunaire, des hors champs, des ellipses inexplicables, un scénario tout en non dits d’envisager le futur de l’Europe. Dans un film aux allures de mastodonte social pour festival, il crée en fait des trouées d’air pour permettre à la pensée de s’insérer dans ses interstices et envisager avec lui, à ses côtés, un autre monde à construire ensemble. 

Triangle of Sadness, Ruben Ostlund

Si la drôlerie de Triangle of Sadness m’a enthousiasmé pendant la projection, en décantant le film m’interroge sur le tournant plastique qu’est en train de prendre le cinéma du suédois Ruben Ostlund. La première partie propose le meilleur de ce cinéma: de longues observations comportementales, l’acuité de regard d’un satiriste sans fards qui prend le temps de faire jaillir les affects. Un couple de mannequins dîne ensemble dans un restaurant chic. L’addition salée arrive et personne ne veut payer. Contrairement à beaucoup de cinéastes, Ostlund ne fait pas que poser sa situation: il l’étire jusqu’au malaise, se délecte à montrer de quelles façons l’argent affecte la sphère intime. Il y a du Pietro Germi et du Mario Monicelli, celui d’Un bourgeois tout petit petit dans cette façon de gratter jusqu’à la plaie pour interroger en profondeur le spectateur sur sa propre mauvaise foi. Très discutée sur la Croisette, la deuxième séquence est fellinienne à souhait et évoque E la Nave Va. Ostlund transforme en grande gerbe carnavalesque une croisière d’oligarques à laquelle a pris part le couple de mannequins. Trivial et festif, Ostlund s’amuse à détruire cette humanité à lampées de gerbes, de merde et d’aphorismes de Marx et de Reagan. Dans la troisième partie, les naufragés de la croisière doivent survivre sur une île déserte où les rapports de classe vont être inversés comme dans une comédie de la cinéaste italienne Lina Wertmüller. Pour la première fois, Ostlund s’aventure en territoire d’images, joue les symbolistes et les fabricants de métaphores. Si quelques-unes d’entre elles s’avèrent délectables, je crains que le trajet effectué par le film n’annonce la voie à venir du cinéaste. Je crains que le satiriste froid et précis, l’observateur impitoyable abandonne son art de la cruauté, de l’indécidabilité et de la gêne pour se transformer en grand imagier à messages tout tracés. 

Les nuits ont beau s’accumuler, je demeure toujours aussi sceptique concernant Les Amandiers de Valéria Bruni Tedeschi qui documente si peu Patrice Chéreau, les années 80, la troupe de Nanterre, le théâtre. Comme à son habitude, elle aborde le sujet de ses propres années de jeunesse par un biais strictement sentimental. Néanmoins, il faut reconnaître au film sa drôlerie, notamment au cours de la première partie. Je me demande de plus en plus si son autrice n’est pas faite pour la comédie dont elle a indéniablement le rythme, l’imagination et le sens du grotesque comme l’a prouvé son interprétation dans La Fracture de Catherine Corsini. À la seconde où le film plonge dans le drame, il me lâche tant il multiplie les effets de manche, de caméra, de succès pop, de cris désespérés, d’altercations et de gros plans sur des visages émus afin de m’arracher des larmes. 

Jerry Lewis

Cette accumulation d’effets rend également futile Decision to leave du réalisateur coréen Park Chan-wook. À ce jour, le seul film indiscutable de la Sélection Officielle a été montré en séance spéciale: il s’agit du documentaire d’Ethan Coen sur Jerry Lewis. Magister de l’archive géniale, autorité d’un montage tranchant comme les coups portés par Jerry Lee Lewis sur son piano, le film enthousiasme de bout en bout grâce à son héros. Jerry Lee Lewis est un si grand performer, un orateur si inspiré, si drôle, si ambigu, parfois si détestable, si violent qu’il fait mouche à chaque plan. Partagé entre les gouffres de sa vie et la grâce de son talent de musicien, le survivant Lewis rejoint le bestiaire des grands personnages coeniens. S’il y a un killer sur la Croisette, c’est bien Ethan Coen ! Concernantla Compétition, les meilleurs films à ce jour sont sans aucun doute ceux de David Cronenberg et de James Gray. Avec Corentin Destefanis Dupin, nous y reviendrons – ainsi que ceux des sélections parallèles – au moment du Palmarès. À moins que d’ici là, mes nuits ne m’aient encore fait changer d’avis.

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