Cannes commence, Transfuge vous dit ce qui s’y jouera, les enjeux, les questions, et plus généralement, la place du cinéma dans le monde, virtuel et physique.

Cette fois, c’est la bonne : après une édition 2020 annulée pour les désormais célèbres « raisons sanitaires », après une édition 2021 déplacée dans l’anonymat relatif de juillet, le Festival de Cannes, 75e du nom, retrouve le prestige de mai – finale de ligue des champions et course de rue princière – et une apparente normalité. Apparente seulement, tant l’événement et ses différentes sélections, officielles ou parallèles, semblent engagés dans une mutation profonde, consécutive d’une crise structurelle de l’industrie cinématographique, dont le crédit économique, et donc culturel, s’effrite inexorablement. 

À la manière des professionnels de la politique, la famille élargie du cinéma est priée de préférer l’autocritique à l’autocélébration, de renouer avec le grand public et ses préoccupations quotidiennes, d’en finir avec le cynisme et l’élitisme. Le commode retour du service public et de la diffusion en clair, provoqué par la défection de Bolloré, participe ainsi d’un aggiornamento salutaire que les nouveaux partenaires du Festival, TikTok et Brut, viennent parachever. L’ouverture est telle que tout un chacun, depuis une fenêtre informatique, pourra hanter le metaverse cannois, univers parallèle et simulation virtuelle de tous les possibles festivaliers – à la notable exception du visionnage de films. L’horloge du festival, nonobstant le temps de retard cinématographique propre à la production, au tournage et à la diffusion, prétend désormais donner l’heure des quatre coins du globe (« son gosier de métal parle toutes les langues »), à la manière d’un journal télévisé ou d’une salle des marchés. Et l’heure est à la prise des consciences. 

Les premières conséquences sont alphabétiques, l’intitulé du film d’ouverture – Z (comme Z) de Michel Ha(z)anavicius – se transformant en un Coupez ! plus gemütlich mais aussi plus convenu, au cas malencontreux où un spectateur inattentif ou complotiste aurait pris ce pastiche du film de zombie pour un hommage caché au régime poutinien. Et si de naïfs festivaliers pensaient profiter de la légèreté de cette comédie régressive pour se détendre un moment, l’improbable et hallucinante apparition (« en duplex ») de Volodymyr Zelensky sur l’écran du grand théâtre Lumière leur aura probablement passé l’envie de rire. Le Festival de Cannes, ce n’est peut-être pas l’UNESCO, mais ça y ressemble, la projection de Mariupolis 2, l’ultime film du réalisateur lituanien Mantas Kvedaravičius, quelques semaines après l’assassinat de ce dernier par les forces russes, venant enfoncer le clou du sérieux et de la gravité. 

Pour les films sélectionnés, le changement de paradigme ne date pas d’hier. Dominé par le conglomérat Disney, sabordé puis secouru par les plateformes de streaming, le cinéma d’auteur est invité depuis quelque temps à se départir de sa réputation inhospitalière et hermétique, à convaincre de sa générosité et de son accessibilité, condition ciné qua non à son financement par les institutions publiques comme par les acteurs privés. Son influence culturelle, c’est-à-dire sa viabilité économique, en va de ce prix. Sans résonnement avec le contemporain, ou plutôt avec l’immédiat, un film semble condamné à l’indifférence médiatique.  

Primauté est alors donnée au sujet, que l’on veut fort et actuel, sociétal et impactant, selon la terminologie consacrée. L’art cinématographique trouverait sa mission et sa justification morale dans le compte-rendu, enregistré avec le moins de fioritures et le plus de clarté possible, d’un certain « état du monde » – l’expression est utilisée par Vincent Lindon, président d’un jury engagé, dans un entretien donné au Monde. Idéalement, la restitution d’un réel collectif et objectif doit se faire Sans filtre, pour reprendre le titre français du film de Robert Östlund, qui a les honneurs de la Compétition, cinq ans après le sacre controversé de The Square

Au royaume des notes d’intentions, le scénario se résumerait donc à une exposition du sujet et de ses enjeux, le filmage à une opération de scrutation et de mise en lumière. Une lumière totalitaire pour une image nette, chassant de l’écran le flou, l’obscur, l’ambigu, et toute notion de complexité. Autrement dit, une démonstration en haute définition, offrande de cinéastes visionnaires aux spectateurs éclairés. 

Il y a pourtant des réfractaires à ce cinéma utilitaire et didactique, des élèves buissonniers, plus à l’aise hors des sentiers battus, comme Thomas Salvador — avec qui Frédéric Mercier s’est entretenu — dont le naturalisme insuffle une spiritualité mystérieuse à la Montagne (Quinzaine des réalisateurs), au-delà même du visible. Albert Serra et son acolyte Benoît Magimel piratent la Compétition avec un Tourment sous les tropiques tourbeux à souhait, où d’inquiétantes chimères nourrissent les vagues à l’âme de la Polynésie française. On reparlera sans doute de La Jauria, premier film colombien et nouvelle découverte de la Semaine de la critique, dont la beauté plastique comme la force politique reposent dans le secret d’une anfractuosité. Lointains héritiers de Stan Brakhage (The Act of seeing with one’s own eyes), spécialistes des abysses terrestres et humains – l’océan dans le fabuleux Leviathan, l’anthropophagie dans Caniba – Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor exploreront cette fois, très littéralement, les profondeurs du corps humain dans De Humani Corporis Fabrica (Quinzaine). Un sacré programme qui prolongera l’entrée en Compétition de Crimes of the future, soit le retour de David Cronenberg à ses amours post-humanistes, celles de Crash et de Videodrome

À Cannes comme ailleurs, il faut chérir les œuvres fictionnelles et documentaires qui filtrent, qui altèrent et nous privent de ce rapport constant au temps réel, avant de nous le rendre vivifié et purifié, quand s’opère le retour à la lumière. Que les inquiets se rassurent : à la sortie du metaverse cinématographique, le monde est toujours là. 

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