Du grand ensemble au solo dépouillé, le Ballet national de Marseille danse trois pièces de Tânia Carvalho, où la Portugaise remue la condition humaine. 

La première chose qui frappe ceux qui croisent Tânia Carvalho est son rire à répétition. Un rire qui vient de loin, presque exutoire, comme une chanteuse de Fado. La nouvelle vedette de la chorégraphie portugaise est en effet chanteuse, mais d’une tendance néo-baroque, entre Nina Hagen et Yma Sumac. Ses récitals, où elle s’accompagne au piano, sont remarquables. Dès son plus jeune âge, bien avant de se mettre à la danse, la Lisboète pratiquait la musique et le chant. À la fin des années 1990, dans sa période punk personnelle, elle co-fonda le collectif artistique Bomba suicida (c’était avant les premiers attentats islamistes en Europe), partageant son attitude rebelle avec entre autres une certaine Marlene Montero Freitas qui ne fait pas moins de vagues.

Aujourd’hui, Carvalho arbore un look plutôt grunge et est invitée à chorégraphier pour les grandes maisons institutionnelles comme le Ballet national de Marseille, la Companhia Nacional de Bailado portugaise et précédemment le Ballet de l’Opéra de Lyon, pour lequel elle créa en 2016 Xylographie, un ballet pour 18 danseurs dont le titre fait référence à une technique d’impression développée en Chine, il y a 2000 ans. Cette pièce, aujourd’hui reprise par le Ballet national de Marseille, détaille le sens graphique de Carvalho, son talent à redéfinir l’esthétique des grands ensembles de danseurs, sa mise en abîme du langage de la danse classique et sa création de tableaux vivants, dans un esprit de Renaissance et du clair-obscur. Ce sont en général plusieurs époques qui se croisent dans ses pièces, où bouillonne un savant mélange d’absurde et d’un expressionisme revu et remué. Aussi on ne sait pas toujours par quel bout prendre les pérégrinations nocturnes de ses interprètes : au 1er, au 2e ou au 3e degré ? 

Quand elle retrouve le Ballet national de Marseille en ce printemps si particulier, on verra aussi One of Four Periods in Time (Ellipsis), pièce créée pour et avec la troupe dirigée par le collectif (La)Horde. Où l’on voit clairement à quel point les costumes – qu’elle conçoit elle-même – avec leur présence plastique et la force du commentaire ironique qui en émanent, sont un élément clé dans son univers, autant que la gestuelle à la lisière du grotesque. Les pas, gestes et mimiques sont des plus théâtraux, sans pour autant pencher du côté du ballet narratif. Aucune attitude didactique non plus, juste un imaginaire un brin hanté. En somme, une pièce de Carvalho est toujours figurative, car partant de l’humain et des émotions. D’où un rapprochement souvent fait avec le mime. Entre les deux pièces d’ensemble, c’est la chorégraphe herself qui monte sur le ring, dans un solo qui distille tout son raffinement et son art de l’absurde. Cette danse-là est dépouillée jusqu’à l’os et le cygne mourant façon Carvalho découvre tout le non-sens de son acte d’abdication. Dans son univers hanté, la Portugaise creuse le fond de la condition humaine. Ses pièces seraient-elles finalement un écho chorégraphique de Fernando Pessoa ? 

Xylographie / As If I Could Stay There Forever / One of Four Periods in Time. Tânia Carvalho avec le Ballet national de Marseille. La Villette (programmation du Théâtre de la Ville). Du 19 au 22 mai 2022