Avec ce Jenufa mis en scène par Calixto Bieito, l’Opéra de Rouen reprend l’une des plus belles adaptations du chef-d’œuvre de Janacek. 

C’est l’opéra du pardon. Peut-être est-ce pour cela que Jenufa s’avère d’une si puissante beauté, parce qu’il nous lance dans l’épopée, et le long cheminement vers ce geste si insaisissable. Enfin, c’est ainsi du moins que l’on peut le ressentir dans la mise en scène de Calixto Bieito, créé en 2007 et reprise aujourd’hui à l’Opéra de Rouen, qui, par son dépouillement, nous mène au plus près de l’intériorité de Jenufa. Héroïne tragique et rédemptrice tout à la fois. Dans un monde simple, parmi des travailleurs, le compositeur tchèque installe les éléments d’une tragédie absolue.  Face à la musique jouant avec le sublime de Janacek, Bieito a fait le choix, très judicieux, de nous plonger dans plusieurs alcôves. Le moulin du village du livret originel devient une usine, dans un décor underground aux reflets d’Europe de l’est. Les chanteurs sont en jeans et tee-shirts. Le tchèque de Janacek y résonne au plus juste.  Et la scène folklorique du premier acte, l’unique de l’opéra, moment de joie populaire incarnée par le choeur, devient une soirée de bières et de sexe très postsoviétique. À croire que Bieito a trouvé un lieu de résonnance parfait au Prague de 1904 où Janacek a écrit cet opéra ambitieux : le désert mélancolique d’un peuple d’ouvriers qui, pour rompre le travail, se retrouve dans une euphorie sauvage, hommes et femmes lancés à la recherche du plaisir. La dimension dramatique de Jenufa éclate donc dès le début, et les évènements s’enchaînent : Jenufa retrouve son amant, lui annonce qu’elle est enceinte de lui, il la rejette, un autre s’avance, lui confie son amour, elle se moque de lui, il la défigure d’un coup de couteau. L’intensité de la musique se répercute dans un défouloir sexuel que Bieito assume au plus loin ; le spectateur ne quitte pas des yeux le corps de Jenufa, livrée à son amant qui l’ignore. Cette furie générale du premier acte s’estompera ensuite, mais continuera à hanter la musique, jamais apaisée. Les actes II et III naissent de réminiscences de cette barbarie première et forment comme une longue tentative de la réparer. Jenufa touche au sommet de la puissance dramatique par cette construction même qui s’ouvre sur la violence, et s’achève sur la réconciliation. Nul hasard que Janacek ait consacré près de dix ans à l’écriture de l’opéra, l’un de ces derniers, qui lui valut une reconnaissance immense : la richesse inouïe de la musique fait corps avec cette structure dramatique peu à peu réduite à la métamorphose de l’héroïne centrale. Ainsi, les actes II et III se resserrent sur les deux femmes, Jenufa et Kostelnicka, cette dernière étant le deuxième personnage fondamental de l’opéra et la plus belle invention : la meurtrière qui par son geste fou d’infanticide, a cru sauver Jenufa. L’avant-dernière scène finale, qui voit les deux femmes se retrouver, s’avère le moment musical et dramatique crucial de l’opéra. Dans la production de l’Opéra de Rouen, la soprano britannique Natalya Romaniw, qui a reçu en 2020 le Gramophone Classical Music Awards de la meilleure jeune artiste, et a été saluée par la presse britannique comme l’une des plus grandes chanteuses de sa  génération est très attendue dans le rôle de Jenufa, ainsi que Christine Rice, mezzo-soprano britannique, dans le rôle de Kostelnicka, qu’elle a déjà pris auparavant, et qui promet beaucoup. 

 Jenufa, de Leos Janacek, direction musicale Anthony Hermus, mise en scène Calixto Bieito, Orchestre de l’Opéra Rouen Normandie, Opéra de Rouen, du 26 au 30 avril.