A travers des films amateurs collectés ici et là, André Bonzel, co-réalisateur du célèbre C’est arrivé près de chez vous (1992), tente de reconstruire une histoire, familiale et intime, mais aussi celle de sa passion pour le cinéma. La fureur du titre si elle est évidemment empruntée au poème de Charles Baudelaire, « Les Bijoux » — « et j’aime à la fureur / Les choses où le son se mêle à la lumière » — elle fait surtout écho à la fureur de toute une famille habitée par la passion des images animées. Le cinéaste ouvre son film sur un plan fixe, forcément fixe puisqu’il s’agit d’une photo jaunie et usée de lui enfant, aux côtés de sa mère, une cuillère à portée de lèvres alors qu’il plaque ses deux mains sur sa bouche avec le commentaire laconique en voix-off : « J’ai peu de souvenirs de mon enfance, mais je me souviens d’une chose ; petit déjà, je refusais de manger. » La démarche quasi proustienne de Bonzel construit un film inédit, fait de collages de fragments de bobines collectionnées appartenant à d’autres, bobines qui l’aident à combler sa narration lorsque les fragments familiaux viennent à manquer. C’est la mémoire qu’il interroge, son caractère fragmentaire, les possibles failles qu’elle introduit dans notre histoire à tous. Ainsi, le passé dessine sous ses yeux ébahis une autre histoire lorsqu’il récupère, à la suite d’une succession familiale, d’une caisse de bobines promises à la benne. Il les récupère, les charge et sidéré découvre le visage d’un inconnu : son père, mince et affectueux. Les souvenirs se craquèlent sous ses yeux. Il avait sa version de ce père, biologiste, lointain, ayant plus de considération pour ses chiens que pour son fils. Bonzel se souvient du cabinet où il analysait des bocaux de merde, de son amour pour la chasse, de sa manière de bouffer son gibier, du fait qu’il s’amusait à roter et péter à table. « C’est sans doute à cause de lui que, depuis tout petit, j’éprouve un dégoût profond pour la nourriture. » Les désordres alimentaires, la haine du père, le sexe et le cinéma, Bonzel convoque les fantômes du passé, les traumatismes infantiles à l’aide d’une mémoire fractionnée qui charrie ses débris acérés capables de remonter à la gorge, à tout moment. Les images font retour sur l’écran en même temps que sur le ruban de la conscience produisant plusieurs révélations mystiques dont celle-ci : nous avons notre propre cinéma intérieur sur lequel notre regard évite parfois de se poser. A l’aide de bruits de bouche, de distorsions du son, d’images brûlées, le cinéaste témoigne d’un passé enfoui parfaitement enregistré au plus profond de notre être. Un montage de rondes, de danses dessine des figures générationnelles comme autant de maillons d’une longue chaîne invisible. Maillon qui invite à repenser l’éternel retour nietzschéen — la crainte de devenir comme son père. Et les bobines héritées lui permettent de reconstituer une généalogie intime qui commence avec le patriarche, Maurice Expédit, industriel fortuné aux nombreuses maîtresses et enfants — dont nombre de bâtards. L’origine de son amour du cinématographe provient de cet homme. Ami des Lumières, il a voulu leur acheter leur invention — elle n’est pas à vendre. Qu’à cela ne tienne, à l’étranger, Maurice se procure un projecteur qu’il transforme en caméra[1] et le virus est insufflé à toute la famille : oncles, fils, petit-fils, arrière-petits enfants, tous filmeront les villes, l’industrie, les cabarets de Pigalle et surtout leurs petites amoureuses. En bon archéologue, Bonzel étudie ces morceaux de films et recompose une suite musicale avec Benjamin Biolay aux manettes pour donner à voir le désir en mouvement. Et c’est à la fois éprouvant et magique.

Et j’aime à la fureur (2021), réalisateur André Bonzel – documentaire – L’Atelier Distribution et Les Films du Poisson. Date de sortie : 20 avril 2022

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[1] Tournant ironiquement un court intitulé « Les arroseuses arrosées » tel un pied de nez aux célèbres frères et dont la métaphore éjaculatoire implicite, fit semble-t-il tout le succès.