Par la peinture, Agnès Thurnauer traverse les mots. Une magnifique synthèse de la matière et du conceptuel qui nous fait voyager dans la langue.

En bas à droite de la toile, « Sol » et « Somb », barrés de lignes cubistes. Les lettres donnent leur nom au tableau de Picasso, Sol y Sombra, un des chefs-d’œuvre du LaM. Dans un jeu d’évocation, d’autopsie de la fragmentation cubiste, Agnès Thurnauer pose, en regard, au sol de la salle d’exposition, un alphabet composé de Matricesdésignant les moules en pâte de verre violine concoctés pour chaque lettre. « Le tableau m’a fait penser à une bouche » explique-t-elle, d’où ses lettres sculptées pourraient s’écouler. Comme si une partie du tableau prenait vie. C’est pourquoi l’installation se nomme River Tongue, l’alphabet épars ruisselant comme autant de chemins possibles qu’on est tenté d’emprunter. À côté, un leporello – on pense à ceux d’Etel Adnan, autre artiste amoureuse des affinités entre peinture et écriture – arbore le mot « border » qui se déploie dans les deux sens, lui aussi barré, invitant peut-être à s’interroger sur les frontières, culturelles ou psychologiques, que le langage peut nous faire franchir. « Pour moi, un tableau est un espace de conversation. A ce titre, j’ai beaucoup regardé les Primitifs. Il y a un dialogue dans l’espace de la représentation ». Cet espace est aussi celui, subtil, de la « translation » ou traduction, le mot est inscrit en deux morceaux sur un petit diptyque – ou Prédelle dans le langage de l’artiste ; notons qu’on retrouve la référence aux Primitifs. Le mot, toujours, traverse la toile, suggérant que la langue du point de départ n’est pas tout à fait la même au point d’arrivée. Entre les deux, il y a eu du mouvement : interprétation, traduction, transposition, décalage. Sens de l’histoire même. En démonstration, Le Grand Rêve, œuvre divisée en quatre toiles, raconte l’histoire d’une pensée d’avant-garde, celle qui a animé le débat de la XIVe Triennale d’art décoratif et d’architecture de Milan en 1968, qui n’a pas été reçue à sa juste valeur à son époque. Mais le temps de l’histoire la digérera, ce qu’indique, avec humour ou désenchantement – la dernière toile, généreusement emplie de bonbons et directement inspirée du tas de réglisses, œuvre critique de Félix Gonzalez Torres. À l’inverse de l’archive originale relative à la Triennale, la peinture de Thurnauer, dans un acte de détournement, montre les protagonistes, pourtant en contradiction intellectuelle, qui regardent dans la même direction. A l’aune de notre époque, le temps de l’histoire a donc opéré. Traduction et digestion ont eu lieu. Mais cela ne signifie pas que doutes et nuances n’existent plus, bien au contraire. Dans la salle suivante, sur d’autres Prédelles, les mots « perhaps », « probably », « maybe » entourent une architecture minimale toute en courbes dans laquelle notre corps circule, suivant des perspectives penchées, à la manière des sculptures de Richard Serra. On est au milieu de l’immense moule de deux lettres de l’alphabet. On marche à l’intérieur. Les mots deviennent habitat. 

Exposition Agnès Thurnauer, A comme Boa, jusqu’au 26 juin 2022, LaM Villeneuve d’Ascq, musee-lam.fr