Les lecteurs ont élu Nicolas Mathieu, pour son Connemara, comme nouvelle figure de la littérature française. Annie Ernaux, Michel Houellebecq, Nicolas Mathieu. Que sont-ils ? Des écrivains analysant la société. Comme un miroir.
À peine déformant. Une société de la lutte des classes d’une part, de la réaction de l’autre. Littérature qui reflète l’obsession de notre époque pour la société, obsession pour la sociologie comme vision du monde.

C’est ce que constate le romancier Jean-Noël Orengo, dans la revue L’Amour, dirigée de main de maître par Frédéric Pajak, aux Cahiers dessinés.

Pour lui, l’emprise de la sociologie sur la littérature est considérable. Il y a capture, enjôlement, mise à terre, allégeance de celle-ci par celle-là. Cette littérature sociologique est synonyme de « communication générale » écrit Orengo dans le sillage de Sollers et de Debord. Le succès est là, de Houellebecq, Ernaux, et j’ajoute, Nicolas Mathieu. Les « conventions linguistiques » sont respectées, le dialogue, de gauche à droite, peut commencer comme au salon de thé. Entre gens de bonne compagnie. Orengo regrette l’amoindrissement du rôle asocial de la littérature. Artaud et Sade, bien sûr, qui « pulvérisent toute société possible. » Moins évident, Proust, qu’on n’attendait pas là : « Proust désocialise le français courant par d’immenses phrases où les comparaisons nous entraînent dans le royaume des images, de la sensation libre, sans but, sans message autre que la jouissance absolue de l’instant. » Résultat ? Proust explose les catégories marxiennes attendues : « Il n’y a pas de révolution ici, mais la société, la bonne et belle société des riches se floute, les métaphores s’emparent des gens et des paysages, et il n’y a plus que le temps et l’espace où l’individu ne se fixe jamais. En quelque sorte, il échappe à la sociologie. Comme les pauvres, les riches authentiques sont des asociaux, c’est la raison pour laquelle les meilleurs de leurs rejetons trouvent un ultime carat de liberté dans la décadence et le ruisseau où se reflète la ruine de leur lignée. » Bravo !Passionnant. On en redemande. L’amour aussi. André Breton, Albert Cohen. Revanche de la littérature sur les sciences sociales, incapables de saisir l’insaisissable de cette opaque émotion :

« Le vrai couple est asocial, un pays où deux individus se désocialisent par le sexe, la fête, les disputes, les effusions, les tendresses, les sentiments insensés, les excès sentimentaux divers (…) et si cela va jusqu’au meurtre, c’est constitutif de la passion amoureuse. On a plus de chance d’échapper à l’État et aux écoles lorsqu’on aime. » Formidable ! Comme c’est bien dit.

Orengo conclut sur le nouvel ordre policier que représente la sociologie : « Similaires aux polices de l’esprit du XXe siècle, les sciences sociales prétendent aller chez vous politiser votre peau et votre cœur. » Méfiez-vous de ceux qui vous disent que tout est politique, ils essaient de vous enfermer dans une cage.
Fuyez ! Courez ! Sentez-vous libres.

Fuyez ! Courez ! Sentez-vous libres : c’est du Gide. Les nourritures terrestres. Lu à 16 ans, à côté de Camus et de Sartre. 100 ans après sa parution, une nouvelle jeunesse l’écoutait, le plaisir, hic et nunc, le désir, hic et nunc. La mort semblait loin. Voilà encore un génial asocial, à sa manière. C’est la revue Année Zéro qui en fait un épais dossier, sous la férule de Yann Moix, aux éditions Bouquins.

Gide est un paradoxe vivant. Il est un asocial social. Tenté par la lumière, par les spotlights de la scène médiatique d’antant, au fond tenté par le pouvoir. À l’époque, le pouvoir, ce sont les idéologies. Il y succombe, souvent. À répétition. Il adhère au communisme, (voir la réédition chez Arthaud de son Retour d’URSS), renie ses erreurs ; il aime Vichy, s’en écarte vite ; antisémite et philosémite. Une phrase dans son Journal résume cette force asociale gidienne, il se dit toujours « assis de guingois, comme sur un bras de fauteuil, prêt à se lever, à partir. » Cette force asociale l’arme contre ses élans dogmatiques. Égotiste, il revient sans cesse à lui-même, ses émotions intimes. L’asociabilité se niche ici.

Gide, c’est aussi une asociabilité plus trouble, plus scandaleuse. La « pédophilie ». Un article lui est consacré dans la revue. Solide, étayé, sérieux. Ambre Philippe pose fort bien le problème. L’ombre de cette pulsion pour les jeunes enfants plane sur l’œuvre de Gide. Exemple ? À la fin de L’Immoraliste, tout s’éclaircit : «chaque fois que je la rencontre, elle rit et plaisante de ce que je lui préfère l’enfant. » Le « je préfère l’enfant » : No comment.

Écœurement. Dégoût. Rejet. J’ai des enfants. L’horreur se lit dans ces pages. Dois-je pour autant cesser de lire Gide ? Non, car la littérature est le lieu de l’expérience des limites. Qui me raconte l’histoire d’un pédophile, sinon un écrivain ? La littérature décrit ce qui est, pas ce qui devrait être. Le monstrueux, le nazi, le bourreau, le violeur, le pédophile, l’écrivain doit m’y donner accès. J’ai envie de savoir. D’en savoir plus sur sa psyché. Sur le fonctionnement de ses désirs. Un lecteur est un voyeur. Des M. le Maudit doivent exister en mots, c’est-à-dire en profondeur. La société condamne, la littérature fouille le fétide. Le fétide humain. Et raconte. Décrit. Ausculte. Tout n’est pas papillon dans la vie.

Non, car Philippe explicite la « pédérastie » de Gide. Elle parle de « pédérastie hésitante », « d’une lutte avec soi-même », « d’un état de dialogue ». On est loin, nous dit Philippe, de la complaisance de Matzneff, d’une « pédocriminalité revendiquée ». Gide est un « écartelé », souffrant de ces pulsions. Là où il y a trouble, il y a littérature. Là où il y a tension, il y a drame. Dramaturgie. Fiction. Conclusion parfaite de Philippe : « La littérature est le lieu dans lequel une certaine réalité résiste. Résiste aux interdits et aux temps. » L’asociabilité est réfractaire à l’ordre, coup de pied dans la fourmilière morale.