Dans cette mise en scène sobre de Médée, Tommy Milliot montre comment par vengeance l’héroïne de Sénèque se transforme au cours d’une nuit en une impitoyable matricide.

L’ampleur du plateau vide avec en fond de scène deux immenses panneaux dont l’ouverture étroite laisse plus ou moins entrer la lumière du jour déclinant, suscite d’emblée un sentiment de vacance. Comme si dans sa mise en scène de Médée de Sénèque, présentée en décembre dernier au théâtre Les Célestins à Lyon, Tommy Milliot souhaitait confronter le spectateur à une sorte de désert mental – effet de l’abandon et de la trahison de Jason, l’homme pour qui Médée a par amour trompé son propre père, souverain de Colchide, et tué son frère avant de s’exiler à Corinthe auprès du roi Créon. Quand elle apprend que Jason va épouser Créüse, la fille de Créon, c’est comme si la terre se dérobait sous ses pieds. 

En ce sens, cet espace dépeuplé jusqu’à l’abstraction reflète non seulement la béance intérieure de celle qui au fur et à mesure que progresse le spectacle va s’infliger une transformation radicale, mais aussi sa volonté de se débarrasser de tout ce qui la remplissait jusque-là ; autrement dit de sa passion pour Jason et de ses sentiments de mère – ensemble ils ont eu deux enfants – afin de réaliser sa vengeance. Une vengeance dont elle ignore encore quel aspect elle prendra. Le vide apparaît alors comme une forme de purification ou, pour le dire plus violemment, de table rase, à la mesure de la fureur née de l’outrage. 

Il n’est guère surprenant de ce fait que les mots prononcés dés l’ouverture du spectacle proviennent d’une voix off. Loin d’exprimer la moindre rage, ces mots énoncés d’un ton lancinant en étirant les syllabes sont étrangement désincarnés. Ils flottent dans l’espace comme un rappel insistant de la situation inexorable dans laquelle Médée est prise à son corps défendant. Situation intolérable à laquelle elle ne saurait se résoudre. Or tout cela Tommy Milliot l’expose au début, moins par le jeu des acteurs que par l’atmosphère générale qui les enveloppe. Il prépare en quelque sorte le terrain. Sachant que la pièce commence à la tombée du jour pour se conclure à l’aube le lendemain, Médée a une nuit entière pour effectuer sa métamorphose. 

Les variations de couleurs qui filtrent à travers les deux énormes blocs dressés en fond de scène, les nappes sonores qui accompagnent les mouvements lumineux, tout cela contribue à installer une tension diffuse. C’est dans ce halo à la fois mental et physique que les corps vont enfin s’exposer, mais aussi s’opposer. Bénédicte Cerutti dans le rôle de Médée, Charlotte Clamens dans celui de Nourrice, Cyril Gueï dans celui de Jason et Miglen Mirtchev dans celui de Créon. À ce sujet, l’analyse de Florence Dupont, spécialiste de la tragédie romaine et traductrice de la pièce est précieuse. Les tragédies de Sénèque, explique-t-elle, « ne sont intelligibles que si l’on reconstitue le spectacle auquel elles pouvaient donner lieu. L’écriture est organisée non pas par une logique du discours, mais par le jeu de l’acteur. Ces tragédies ont-elles été représentées ? Nous n’en saurons jamais rien, mais l’important est qu’elles aient été écrites comme si elles devaient l’être et non comme des œuvres de propagande destinées à la lecture publique ». 

Et c’est en effet bel et bien vers l’événement final, Médée égorgeant ses enfants sous le regard épouvanté de Jason, que se déploie le spectacle. Pour être pleinement efficace, ce geste de folle cruauté ne pouvait avoir lieu que dans la lumière du jour. Afin que Jason n’en perde pas une goutte. Même si Tommy Milliot a préféré au gore sans doute apprécié du public romain, une approche plus sobre qui n’amoindrit en rien l’atrocité du crime, d’autant plus terrible qu’il est totalement délibéré.

Médée de Sénèque, mise en scène Tommy Milliot du 25 au 28 mars à La Villette. Dans le cadre du festival 100%.