Yevgenia Belorusets est écrivain et photographe, et vit entre Kiev et Berlin.  Elle a quarante-deux ans, et est aussi la co-fondatrice du magazine de littérature et d’art ukrainien « Prostory ». Elle a beaucoup travaillé sur son pays, l’Ukraine, et notamment sur le conflit du Donbass, au cours duquel elle a interviewé un certain nombre d’habitants de la région, pour écrire Lucky Breaks, collection de récits, de destins absurdes ou tragiques. Depuis le début de la guerre, elle tient ce Journal en allemand de Kiev, qu’elle a accepté de nous transmettre afin de nous faire vivre son quotidien et celui des habitants demeurés dans la capitale assiégée. 

Dimanche 13 mars ( dix-huitième jour de guerre) : Un cadeau inattendu

Quand arrive le crépuscule, je me réfugie dans ma chambre et je lis en allumant toute la lumière possible. Il fait encore clair dehors, et le contraste avec la lumière de ma fenêtre n’est pas encore trop visible. A cette heure-là, il n’est pas dangereux d’éclairer chez soi. Ce moment de lumière ne dure que 30 ou 40 minutes, puis la nuit tombe, et je plonge mon appartement dans l’obscurité. 

Aujourd’hui, je voudrais parler de deux rencontres. J’étais sur le chemin pour me rendre dans la rue de Kiev où j’ai vécu il y a quelques années. Avec émerveillement, j’ai remarqué des lumières hospitalières dans un charmant café qui, comme la plupart des cafés, était jusqu’ici fermé. Je rentrai, commandai un Cappuccino, une boisson que je cherche partout à Kiev depuis le début de la guerre, et, à chaque fois que je parviens à le trouver, le déguste avec un plaisir renouvelé. 

C’est un jeu auquel je joue avec moi-même ; je parie que sur mon chemin, je trouverai un café ouvert. Et lorsque je peux boire une tasse de café, j’en éprouve une immense joie, comme si je recevais un cadeau inattendu. 

Le café était ouvert parce qu’un des employés, qui avait démissionné pour s’engager dans la guerre, avait demandé au propriétaire s’il pouvait revenir et ouvrir seul. Cet employé s’appelait Aleksej.  C’était son anniversaire, qu’il n’avait pas l’intention de fêter. Mais, m’expliqua-t-il : «  je voulais tout de même faire quelque chose, j’ai réfléchi et finalement décidé que la meilleure chose serait d’ouvrir le café ». 

Il me raconta ensuite qu’il n’avait nul endroit où fuir, car déjà, après la guerre du Donbass, en 2014, il avait fui l’Oblast. Il ne voulait désormais plus quitter Kiev. Il pensait sans cesse à ses parents à sa sœur, qui vivaient dans les zones occupées près de Louhansk, et qu’il n’avait pas vus depuis des années. 

( Réfugiés devant un pont détruit à Irpin, dans la banlieue de Kiev. Photo : Felipe Dana/dpa)

Il revint à son anniversaire : « Plus rien n’a le même sens qu’autrefois. Je ne me suis souvenu qu’hier que c’était aujourd’hui mon anniversaire. Et qu’il tombait un dimanche ». J’ai dit, « peut-être que demain, lundi, il y aura plus de monde dans ce café ? » Et là nous avons ri, car désormais il n’y a plus de différence entre le dimanche, et les autres jours. La division des jours se fait autrement pendant la guerre, et sans préavis. 

Puis j’ai rencontré un couple avec deux petits chiens. La femme portait le même prénom que moi, Yevgenia. Les deux prétendaient avoir fui Chernihiv. Mais plus tard, ils m’expliquèrent que, par précaution, ils donnaient un faux nom de ville, venant en réalité de l’Oblast, d’un village sur la rive gauche de la Dniepr. Ils ont tous les deux 85 ans, et ont fui avec quatre autres parents, pour rejoindre leurs petits-enfants installés ici, dans un petit appartement. Ils n’imaginaient pas aller plus loin qu’ici, me dirent-ils.

( J’ai rencontré un couple avec deux petits chiens, tous deux âgés de 85 ans. Ils ont fui, avec quatre parents, pour se réfugier chez leurs petits-enfants, qui vivent dans un petit appartement à Kiev. Photo : Yevgenia Belorusets)

Alors que leurs chiens ne supportaient plus les missiles et les explosions, ils sont restés chez eux jusqu’au dernier moment et qu’ils n’aient plus d’autre choix que de rejoindre Kiev. L’homme me regarda dans les yeux, « avez-vous au moins un lieu ici, où vous pouvez vivre ? » Je hochais simplement la tête, incapable de prononcer un mot.