Très beau film que ce Rien à foutre, critique contre une modernité mondialisée et éloge de l’ennui. En salles mercredi 2 mars.

Rien à foutre : drôle de titre pour drôle de film, qui n’a de cesse de lutter contre sa pente naturelle, ascendante et aérienne, opérant un douloureux retour sur terre et à la gravité, dans un decrescendo contre-intuitif et pourtant libérateur. Le long-métrage de Julie Lecoustre et d’Emmanuel Marre présente ainsi deux hémisphères. Le premier suit les tribulations professionnelles de Cassandre (Adèle Exarchopoulos), jeune hôtesse de l’air d’une compagnie low-cost, dont la vie est une escale toujours recommencée, un voyage permanent qui la ramène chaque soir, invariablement, sur l’île de Lanzarote, paradis captieux où elle est parquée avec ses condisciples. Entre le dernier débarquement et le prochain embarquement, les Tinder dates et les prises de MDMA répriment tout surgissement malvenu d’un temps intime. D’un avion l’autre, Rien à foutre ne documente pas seulement un métier, ses rituels, ses procédures, ses gestes et postures, mais filme aussi le travail du credo libéral dans sa contradiction première : pour Cassandre, persuadée qu’il participe de son émancipation, le travail devient monde, discipline son corps et organise son esprit, se substituant à toute autre forme d’existence et de pensée – l’uniforme procède en fait à son effacement systématique au sein d’un espace mondialisé et indifférencié.

Rien à foutre, Cassandre ? Pas tout à fait. Le jeu d’Adèle Exarchopoulos offre au personnage une secrète gravité, un boulet de pesanteur qui l’empêche de se fondre tout à fait dans l’ensemble de non-lieux qui constitue son paysage quotidien. Quelque chose résiste au fond, malgré elle : il faut voir Cassandre, pour les besoins d’une formation, tenter de sourire sans discontinuer aux voyageurs imaginaires, de sourire contre les plis de son propre visage, au point de n’offrir au regard qu’une grimace angoissée et de grands yeux affolés, débordant de détresse. Ce plan fait bascule, tant il retourne le personnage vers son intériorité, exposant à la face du monde et du spectateur une mécanique usée, contre laquelle il n’y a plus rien pour faire écran. La peine la rend machine, voilà tout.

Vient donc le deuxième hémisphère, celui du retour sur terre (natale) et du retour à soi. Revenue en Belgique, clouée au sol, Cassandre n’a d’autre choix que de s’appesantir complètement, de faire enfin péninsule, de renouer avec une famille et un deuil trop longtemps ignorés. La vie comme le film accompagnent ce ralentissement général, ménageant dans le cocon familial reconstitué un espace autarcique et un temps du quotidien. Le Rien à foutre se mue alors en un littéral rien à faire. Le geste cinématographique de Julie Lecoustre et d’Emmanuel Marre est émouvant en même temps que courageux : il fait de l’ennui le lieu de la réappropriation physique et de la reconquête intime, opposant aux impératifs de la modernité laborieuse la mollesse réparatrice du désœuvrement. 

Emmanuel Marre, Julie Lecoustre, Rien à foutre, avec Adèle Exarchopoulos, Alexandre Perrier, Condor distribution, sortie le 2 mars.

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