Une voix vibrante, vivante, un récit lucide, conduit avec brio : Antonythasan Jesuthasan trace un portrait romanesque particulièrement réussi d’un Sri Lanka déchiré.

Cellules post-exotiques volodiniennes, sous-sols dostoïevskiens, claustration de l’homme invisible de Ralph Ellison : le « papier rempli de petites taches noires », comme disait Delacroix, pour qu’il prenne vie, il lui faut souvent l’étriquement délétère de l’incarcération. Aussi est-ce dans « une cage grande comme la main » que, au rythme d’une feuille par jour, « mon corps épuisé se transmue en lettres, et mon âme en inscriptions obscènes ». Cette transfusion, c’est celle qui s’opère dans le manuscrit de la capitaine Ala, petite soldate modèle des Tigres tamouls, jusqu’au jour où, promue kamikaze, au lieu de partir en fumée et en éclats de chair, elle écope de trois cents ans de prison – où elle entreprend de tirer le fil, plein de cassures, de sa vie, sur ces feuilles quotidiennes, transmises à un narrateur-écrivain qui les a retranscrites.

Bifurcations : du corps à la lettre, de la solitude de la recluse à l’en-dehors du lecteur, d’un écrivain (improvisé) à un autre (professionnel, lui, apprend-on immédiatement). Virages : La Sterne rouge passe d’un genre à l’autre. Les réminiscences d’une enfance tamoule et villageoise, pleine de la saveur du quotidien, tandis que les ondes de choc du sanglant conflit entre Tamouls et Cinghalais ébranlent ce monde de magie et de démons ; le journal d’une combattante, ensuite, armes, camps d’entraînement, préparation minutieuse d’un attentat ; et puis l’inattendu basculement dans le thriller domestique, loin, très loin du Sri Lanka, dans un pays glacial ; sans oublier la chronique de prison, l’auto-autopsie d’un corps martyrisé.

Retours. Retour à « notre théâtre traditionnel », le kuttu, celui du roi de Kandy, où « la femme du ministre chante et pleure en broyant sa propre fille dans un mortier », retour à Eranai, le dieu protecteur, issu de deux dieux-serpents, à la démone Kurali. Là seulement, peut-être, à travers les légendes et les mythes, peuvent s’envisager l’horreur, la perte, la douleur, les rêves de vengeance…

Détours métaphoriques. Non pas la joliesse lyrique, l’ornement pittoresque, mais une façon de dire ce qui, sinon, couperait la langue, offusquerait la raison ou contrarierait les puissances imaginatives. Ainsi : « même abandonnés du monde, nous restons pleins d’espoir, comme s’il nous était possible de monter une échelle à genoux ! » Ou comment exorciser, ou amoindrir, le sentiment d’inanité de l’espoir, en l’énonçant dans le royaume de la comparaison, en le détournant ailleurs.

La Sterne rouge est de ces livres dont les dernières pages sont capitales. Non seulement pour admirer l’audace du retournement, mais, au-delà de cette figure spectaculaire de gymnastique narrative, parce que, remettant tout en perspective, le dénouement de l’histoire d’Ala intéresse autant l’écriture que le récit. L’écriture, oui, car le manuscrit d’Ala prend, in fine, le sens d’un extraordinaire détournement, commuant la mort en vie, le destin de l’enfermée en renaissance, le sacrifice de la combattante en célébration de la vie.

Antonythasan Jesuthasan, La Sterne rouge, traduit du tamoul (Sri Lanka) par Léticia Ibanez, Zulma, 320 p., 22,50 €