Le dernier roman de Jenni Fagan est porté par une ambition romanesque véritablement diabolique. Et ça marche. Diaboliquement !

« Il a vu tout ce qui s’est passé à Edimbourg. » « Il » a vu le criminel sans une once de conscience qui se pavane sous les atours du philanthrope, Jenni Fagan retrouvant, pour peindre ce M. Udnam, le modelé massif, la simplicité monumentale, des grands serviteurs du Mal du roman populaire. « Il » a vu les gangsters tarantinesques qui s’entre-dessoudent – et la phrase de Jenni Fagan, volontiers lyrique, mais toujours comprimée, au bord de l’explosion, a l’efficacité nerveuse d’un dialogue de grand écran.  « Il » a vu le petit monde culturel, cette intelligentsia qui ne connaît pas les maux de la misère, et Jenni Fagan, sur son vaste clavier, presse avec un bonheur acide les touches de la satire.

« Il a vu tout ce qui s’est passé à Édimbourg. » – et tous ceux qui y sont passés, expatriés américains (dont un Bill Burroughs en verve) ou visiteurs de terres plus brumeuses : ces esprits des défunts qui refont surface dans l’air des vivants. Tous ceux qui ont trépassé aussi, de Dot, la squatteuse, dont l’histoire ferme le livre alors que s’éteint, en 1999, le XXe siècle, à la « fille du Diable » du titre, cette Jessie MacRae qui ouvre, elle, le livre, à l’aube du même siècle, en 1910. Et « il » a vu Édimbourg aussi, les Édimbourg plutôt, car « il y a deux villes à Édimbourg. Il y en a une au-dessus du sol et une en dessous, une au centre et une en périphérie », « il » a vu les années Thatcher, la spéculation immobilière… Rien vraiment n’a échappé à l’œil-miroir de cette vigie, « le N° 10 Luckenbooth Close (…). Un gigantesque observateur de la ville. »

« Roman d’immeuble », donc, celui qui s’élève au N° 10, sous-genre très couru, trop sans doute, à moins qu’on ne s’appelle Jenni Fagan. On pense moins à Perec, référence un peu mécanique du genre, ou au JG Ballard d’I.G.H., où le bâtiment se mue en loupe sociale et en réflecteur déformant, qu’aux architectures du roman gothique. Un roman gothique qui serait soucieux d’exactitude locale et saurait, sans nuire aux lignes fermement dessinées de l’ensemble, rajouter cette myriade de détails qui reconstituent moins un Edimbourg prétendument « réel » que la perception, au quotidien, qu’ont eue de la ville ceux qui l’ont hantée au siècle dernier.

Et « hantée » est le mot juste puisque, échappant à l’écueil du roman-mosaïque, cette simple juxtaposition de chroniques individuelles, Jenni Fagan a trouvé, pour assurer la cohésion, une formule démoniaque. Littéralement. Pas tant en raison de la présence, pourtant bien réelle, d’un séide empressé du Mal comme M. Udnam, ou des séquelles sociales de ce même Mal métaphysique (Jessie, rappelons-le, est la fille du Diable) : misère, exploitation, inégalités. Non, la démonologie selon Jenni Fagan est plus trouble : Jessie, mais aussi Levi, ou encore Ivy, manifestent, dans des circonstances diverses, les entortillements inextricables du Bien et du Mal. Décidément, il a l’œil perçant, l’immeuble du « N° 10 Luckenbooth Close », qui sonde ainsi, si profond, nos cœurs et nos reins !

Jenni Fagan, La Fille du Diable, traduit de l’anglais (Écosse) par Céline Schwaller, 352 p., 23 €