Alors qu’il vient d’être nommé à l’Opéra Comique, Louis Langrée invite Transfuge dans son bureau de Favart, et nous raconte son idée de ce qu’est un chef d’orchestre, directeur d’opéra. 

Louis Langrée est un enthousiaste. Au sens grec du terme, le chef est habité par le souffle de la musique, mais aussi au sens américain du terme, il croit à l’action et à ce qu’elle génère. Sans doute cette nature a-t-elle joué dans sa désignation comme nouveau directeur de l’Opéra Comique, parmi les grands noms du milieu qui postulaient. Car, pour succéder à Olivier Mantei, qui laisse à l’Opéra Comique une forte empreinte, de création, d’audace, et de succès, il fallait une figure qui incarne un renouveau, mais aussi une promesse de pragmatisme, pour poursuivre le travail qui a été accompli. Ainsi, le chef français quitte son poste de directeur musical de l’Orchestre de Cincinnati qu’il occupait depuis près de dix ans, pour revenir en France, et s’installer rue Favart. 

Et c’est avec une forme d’allégresse qu’il m’accueille, un matin de décembre, dans le bureau du directeur, à deux portes de la scène. Nous parlons longtemps, il n’est jamais aussi puissant que lorsqu’il s’exprime sur la musique, notamment sur le répertoire français qui l’a porté dans sa carrière.

L’Opéra Comique s’offre donc un chef en directeur, ce qui s’avère pour le moins rare ( nous ne remonterons pas jusqu’à l’ère Rolf Liebermann qui inscrivit l’idée que les musiciens dirigent les opéras avec panache…). L’arrivée de Louis Langrée, à la carrière internationale, ne passe donc pas inaperçue. Mais ce rôle de chef d’orchestre, il aimerait le décliner au-delà de la fosse :  « Ma légitimité est avant tout artistique. Mais je trouve que c’est important que tous les aspects, artistiques, techniques, administratifs, fusionnent pour servir un projet. De la même manière, dans un opéra, le metteur en scène ne s’occupe pas seulement de ce qu’on voit, et le chef, de ce que l’on entend. Le metteur en scène doit être sensible à la musique des corps. Le chef d’orchestre, à l’inverse, doit dégager le théâtre de l’opéra…Mon rôle de chef d’orchestre est de créer les conditions d’un dialogue musical où chacun peut s’exprimer. Ce sera la même chose ici. »

Par instants, il s’interrompt pour écouter le retour de scène : sur la cheminée, ont été installés un écran et un retour son. Cette fosse, il la connaît bien puisqu’il y a dirigé  certaines créations marquantes du lieu, notamment un Fortunio lumineux il y a douze ans, mis en scène par Denis Podalydès, et un Hamlet il y a cinq ans, repris ce mois-ci. Cette œuvre d’Ambroise Thomas, que beaucoup jugeaient datée, Langrée en a revivifié la partition, permettant à une distribution hors du commun, Stéphane Degout et Sabine Devieilhe en sont les protagonistes, d’en faire vivre les nuances, les ruptures, la profondeur. Pour cela, il fut récompensé par le Diapason d’or. Louis Langrée se souvient de ce « pari artistique » : « Ambroise Thomas a mauvaise presse, parce qu’il était grand-croix de la Légion d’honneur, on préfère les artistes maudits en France, mais c’est tout sauf un artiste académique, il a introduit un solo de saxophone, c’est un des seuls dans l’histoire de l’opéra, il a réfléchi à des innovations dans la spatialisation, les fanfares surgissent du foyer, on est baigné dans la musique. Ce sont des coups de génie. Cette résurrection d’Hamlet, que j’ai depuis dirigé à Genève, à Covent Garden, au MET, j’en suis très fier. ».

Répertoire

 L’appétence de Louis Langrée pour la musique française ne se démontre plus. A l’origine de tout, sans doute Debussy et son Pelléas depuis qu’ à Lyon, très jeune homme, il l’entendit, dirigé par John Eliot Gardiner : «  Ça a complètement transformé ma perception de ce que peut et doit être l’opéra : ne pas être seulement dans la beauté et la virtuosité, mais dans la vérité des personnages. Et l’opéra doit répondre à cette question : qu’est-ce qui fait qu’à un certain moment, les êtres ne peuvent plus se parler et que,  submergés par l’émotion, ils doivent chanter ? Ici, c’est le théâtre de Pelléas, le théâtre des murmures, du parler et du chanter. Soit dans le Carmen, créé ici, où les deux s’alternent, ou dans le Pelléas où les deux fusionnent. Le répertoire de l’Opéra Comique a accompagné ma vie : le premier opéra que j’ai dirigé c’était Fortunio, à l’Opéra de Lyon. Voilà pourquoi j’ai voulu, il y a douze ans, monter ici Fortunio. »

L’autre singularité de Louis Langrée s’avère son expérience américaine : il a donc dirigé l’Orchestre de Cincinnati pendant près de dix ans, a pris la tête du Mostly Mozart Festival au Lincoln Center depuis vingt ans, a appris les us et coutumes de ce monde bien particulier qu’est la musique classique en Amérique: « Aux Etats-Unis, le fundraising est primordial, et le directeur musical en est le moteur.  Votre légitimité en tant que directeur musical vous ne la trouvez pas seulement sur le podium, mais aussi parce que vous vous battez pour trouver les fonds nécessaires pour réaliser des enregistrements, des tournées, et pour renouveler le public. »

Celui qui se dit aussi idéaliste que pragmatique sait qu’il faudra trouver des mécénats pour financer la création. « A Cincinnati, en dix ans, j’aurais commandé une quarantaine d’œuvres nouvelles. Ici, depuis 1714, trois mille opéras ont été créés, dix par an ! On ne vit pas dans un musée. » Il y a quelques semaines, Des Eclairs faisaient retentir entre ces murs la musique de Philippe Hersant, dernière œuvre commandée par Olivier Mantei. La musique contemporaine, française ou non, m’assure Louis Langrée, doit continuer à habiter ces lieux. 

Allant même un peu plus loin, il parle de jeunes artistes qui viendraient, peut-être par le biais d’une académie, s’initier à la mise en scène, aux décors, à l’interprétation, ou à la direction d’opéras : «  l’idée est d’offrir des chances à toute une génération de femmes et d’hommes qui ne seraient pas prisonniers de ce qu’on faisait autrefois, sans vouloir s’en dégager. ».

Le chef parle aussi de céder son pupitre, lors de quelques représentations, pour laisser libre champ à des assistants. Une coutume propre à certains chefs d’orchestre qu’il pourrait donc remettre au goût du jour.

Mais la question la plus urgente n’est pas là. Nous l’ignorons encore, mais une semaine après notre rencontre, la première de Roméo et Juliette sera perturbée, suite à l’infection des deux chanteurs principaux, Julie Fuchs et Jean-François Borras. Lorsque nous évoquons le Covid, Louis Langrée m’avoue, « cette situation oblige à aller directement dans le vif du sujet ». 

Projeté dans la tourmente d’un monde du spectacle sans cesse menacé, le chef doit en effet très vite rallier ses équipes. Le pragmatisme, pour l’instant, domine l’idéalisme. Mais dans quelques semaines, quelques mois, il sera temps d’y revenir. Celui qui lui faisait conclure : « J’ai envie de faire ressentir à tous les gens qui disent, « la musique c’est pas pour moi »,  que la musique, c’est comme l’air que l’on respire,  une chose qui existe en chacun d’entre nous. » Au maître d’œuvre, donc, de mener chacun à rejoindre la musique de Favart. 

Hamlet, Ambroise Thomas, direction musicale Louis Langrée, mise en scène Cyril Teste, à l’Opéra Comique, du 24 janvier au 3 février.